Drame romantique et triangle amoureux : Les Caprices de Marianne, Musset
Introduction :
Auteur prolifique de théâtre et spectateur fidèle, Musset a pourtant interdit la représentation de certaines de ses pièces. C’est le cas des Caprices de Marianne, publiée en 1833 mais qui ne sera créée qu’en 1851. Le thème amoureux de cette pièce peut rappeler la passion de Roméo et Juliette décrite par Shakespeare, mais Musset, puisant dans le théâtre classique aussi bien que dans les innovations romantiques, substitue au couple un étrange triangle amoureux. Nous verrons comment, entre audace et respect des traditions théâtrales, Musset donne naissance à une œuvre romantique pourtant pleine d’humour et d’ironie, qui tisse un réseau complexe et inédit de relations entre les personnages.
D’abord, nous étudierons le contexte d’écriture de la pièce et la façon dont le refus de la scène a pu influencer Musset dans sa rédaction. Puis, nous verrons en quoi on peut lire les Caprices comme une pièce romantique. Enfin, nous explorerons la nature des relations qui unissent les personnages entre eux et la finesse du lien triangulaire qui structure la pièce, à partir d’une analyse des dialogues.
Une pièce à lire
Une pièce à lire
Du théâtre à lire : Un spectacle dans un fauteuil
Du théâtre à lire : Un spectacle dans un fauteuil
Musset renonce à faire représenter ses pièces après que sa première pièce, La Nuit vénitienne, jouée en 1830, a été un échec cuisant. Mais il ne se détourne pas pour autant de l’écriture théâtrale. Pour donner accès au public à ses pièces, il les publie dans La Revue des deux mondes. Il intitule cette série Un spectacle dans un fauteuil.
À l’occasion de ces publications, Musset a également théorisé le principe d’un théâtre fait pour être lu. Son idée n’a jamais été d’affirmer la supériorité de la lecture sur la représentation, mais de rappeler qu’elle était tout aussi légitime.
Rappelons cependant que la lecture de textes dramatiques était une pratique courante depuis le XVIIe siècle et que Musset n’était pas en cela révolutionnaire.
L’intérêt de n’écrire que pour l’édition est d’abord pratique pour Musset. Il peut s’affranchir des contraintes de la représentation, qui implique un travail collaboratif (il faut s’associer avec un directeur de théâtre, collaborer avec des acteurs etc.), et rester indépendant des attentes du public. Pour Musset, le public y gagne également puisqu’il peut profiter d’une distraction en s’épargnant l’effort de se rendre au théâtre.
Mais cette liberté est également technique puisque le dramaturge n’a pas à se soucier de la mise en scène à venir : les personnages peuvent être nombreux, les décors variés et complexes et les scènes s’alterner à un rythme rapide.
Dans Les Caprices de Marianne, l’action change d’ailleurs volontiers de lieux : si de nombreuses scènes se passent devant la maison de Claudio, on est aussi transportés à l’intérieur de celle-ci, et chez Cœlio également.
Mais la conséquence principale de l’écriture « pour le fauteuil » touche au rythme de la pièce avec lequel Musset se permet de nombreuses libertés.
On retrouve, dans ce théâtre, des répliques courtes, au rythme rapide ; mais le dramaturge laisse également une place importante à de longs monologues à caractère philosophique.
- Ces monologues sont potentiellement complexes à représenter sur scène du fait de leur longueur.
Résumé de la pièce
Résumé de la pièce
L’action des Caprices de Marianne se déroule à Naples, pendant le carnaval.
Acte I
Scène 1
Alors que Marianne se rend à la messe, elle est abordée par Ciuta venu lui parler d’un jeune homme amoureux d’elle : Cœlio. Elle ne veut pas en entendre parler. Claudio, son mari beaucoup plus âgé qu’elle, a des doutes sur la fidélité de sa femme : il demande à son valet Tibia d’engager des hommes de main pour garder la maison.
Cœlio rencontre son ami Octave enivré et, comme il est un cousin de Claudio, il lui demande son aide. Octave accepte et se rend auprès de Marianne pour intercéder en faveur de Cœlio ; mais celle-ci reste ferme dans sa décision.
Scène 2
La mère de Cœlio, Hermia, lui raconte un événement tragique de sa jeunesse : alors qu’un certain Orsini était amoureux d’elle et voulait l’épouser, il avait demandé à un ami de plaider pour lui. Hermia avait refusé ce mariage et, ayant découvert son amour pour le messager, elle l’avait épousé sans tarder. Orsini, se croyant trahi, s’était suicidé.
Ce récit inquiète Cœlio qui, depuis le début, craint qu’Octave ne trompe sa confiance.
Scène 3
Alors que Marianne se confie à son mari et lui raconte que Cœlio et Octave l’importunent, celui-ci prend prétexte de cette confidence pour raviver sa jalousie.
Acte II
Scène 1
Octave parle à nouveau à Marianne au cours d’un long dialogue. On découvre plus amplement la personnalité de l’héroïne : son intelligence d’abord, et ses sentiments. Elle évoque la cour que lui font les hommes et l’injustice que la situation lui inspire : elle brosse le tableau d’une véritable domination des femmes par les hommes. Son discours impressionne Octave.
Claudio fait savoir à Octave que sa femme lui a tout raconté.
Scène 2
Cœlio se sent trahi par Octave, il est encouragé dans cette idée par Ciuta.
Scène 3
Claudio a surpris la conversation de Marianne et Octave : il interdit à sa femme de lui adresser la parole. Marianne est furieuse, d’autant plus qu’elle sait n’avoir rien à se reprocher. On comprend ainsi qu’Octave est sans doute la seule personne à lui parler réellement.
Sa colère, de même que la jalousie hors de propos de son mari, poussent Marianne à faire revenir Octave. Elle lui confie son intention de prendre un amant et insiste pour qu’il le choisisse pour elle. En répétant ne pas vouloir de Cœlio, elle suggère à Octave que c’est lui-même qu’elle veut prendre pour amant. Elle lui dit qu’elle laissera le soir même sa porte ouverte.
Scène 4
Octave aimerait succomber à l’offre de Marianne mais ne peut trahir son ami : c’est donc Cœlio qu’il envoie chez la jeune femme.
Après le départ de son ami, il reçoit une lettre l’informant que Claudio a entouré la maison de tueurs. Octave court chez Claudio pour tenter de sauver Cœlio.
Scène 5
Marianne parle de loin à Cœlio pour lui dire de s’enfuir, mais ne le voyant pas et se trompant sur son identité, elle l’appelle « Octave ». Le jeune homme croit que son ami l’a trahi et il se laisse tuer.
Scène 6
Autour du tombeau de Cœlio, Octave fait l’éloge de son ami, en qui il voit la meilleure partie de lui-même, un être pur qui préférait les belles illusions à la réalité. Marianne lui avoue son amour, mais Octave la repousse.
Une pièce romantique
Une pièce romantique
Le théâtre romantique
Le théâtre romantique
En 1823, dans Racine et Shakespeare, Stendhal comparait le théâtre de Racine à celui de Shakespeare pour conclure à la supériorité du second. Il jetait ainsi les bases d’une critique du théâtre classique et appelait de ses vœux un nouveau théâtre, qui se soucierait moins de la versification que de décrire la réalité des expériences humaines.
En 1827, Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, entreprend de théoriser l’esthétique de ce nouveau théâtre et de rejeter les règles du théâtre classique à plusieurs niveaux.
- La représentation de la réalité : le théâtre romantique veut montrer la vie telle qu’elle est, et s’appuie pour cela sur le mélange des genres et des tons. Comédie et tragédie ne seront plus arbitrairement séparées.
- Le refus de la règle des trois unités, au nom de la liberté créatrice et d’une recherche de réalisme.
- Le refus de la règle de bienséance, qui interdit de représenter des morts violentes au théâtre et empêche une représentation réaliste de l’intrigue.
- La mise en scène de personnages singuliers, originaux, semblables aux individus de la vie réelle, et le refus des rôles stéréotypés du théâtre classique.
En 1830, la représentation d’Hernani, de Victor Hugo, donne lieu à une grande querelle, restée célèbre sous le nom de « bataille d’Hernani », entre partisans et détracteurs de la pièce. Alors que les adversaires du théâtre romantique sont outrés par les innovations et la modernité de cette pièce, ses partisans se montrent au contraire plein d’enthousiasme et cherchent à la défendre jusqu’au bout.
La pièce devient ainsi un symbole du théâtre romantique, soutenu par de nouveaux auteurs comme Théophile Gautier, Alfred de Vigny et Alfred de Musset.
Voyons maintenant ce qui fait des Caprices de Marianne une pièce typiquement romantique.
La comédie et le rire
La comédie et le rire
Les Caprices de Marianne alterne registres comiques et tragiques. Ce mélange est propre au drame romantique, qui insiste sur l’expression des sentiments et privilégie le flux libre et imprévu de la vie au respect des normes classiques.
L’ironie des personnages
Cette ambivalence est visible dans la mise en perspective de passages tragiques (la profonde tristesse de Cœlio, sa mort) et d’instants de légèreté. Octave est généralement l’initiateur de moments comiques reposant sur la joute verbale.
La suite de répliques que Claudio et Octave échangent est ponctuée de qualificatifs ironiques servant à dénigrer leur interlocuteur respectif.
- Le degré d’insulte est croissant chez chacun des personnages.
« OCTAVE :
À quelle occasion, subtil magistrat ?
CLAUDIO :
À l’occasion de ton ami Cœlio, cousin ; malheureusement j’ai tout entendu.
OCTAVE :
Par quelle oreille, sénateur incorruptible ?
CLAUDIO :
Par celle de ma femme, qui m’a tout raconté, godelureau chéri.
OCTAVE :
Tout absolument, juge idolâtré ? Rien n’est resté dans cette charmante oreille ?
CLAUDIO :
Il y est resté sa réponse, charmant pilier de cabaret, que je suis chargé de te faire.
OCTAVE :
Je ne suis pas chargé de l’entendre, cher procès-verbal.
CLAUDIO :
Ce sera donc ma porte en personne qui te la fera, aimable croupier de roulette, si tu t’avises de la consulter.
OCTAVE :
C’est ce dont je ne me soucie guère, chère sentence de mort ; je vivrai heureux sans cela.
CLAUDIO :
Puisses-tu le faire en repos, cher cornet de passe-dix ! Je te souhaite mille prospérités.
OCTAVE :
Rassure-toi sur ce sujet, cher verrou de prison ! Je dors tranquille comme une audience. »
Les Caprices de Marianne, Acte II, scène 1, 1833.
Chacun des qualificatifs utilisés par Octave est une référence à la fonction de juge de Claudio ; quant à ceux utilisés par Claudio, ils mettent en évidence la vie de bohème d’Octave, notamment grâce aux nombreuses références au jeu (« croupier à roulette », « cornet de passe-dix »).
Comme dans l’extrait ci-dessus, le mécanisme comique de la pièce repose très souvent sur des dialogues en duos.
Des duos comiques
Claudio et Tibia forment un duo comique, voire grotesque, rappelant le duo classique du maître et du valet dans les comédies de Molière. Tibia est l’ombre de son maître, plus ridicule que lui encore. Au début de la pièce, il prend la défense de Marianne : cette position raisonnable pourrait conférer plus d’humanité au personnage, mais c’est au contraire l’occasion de rire de lui.
« TIBIA :
Fi ! Votre femme n’a pas d’amants. – C’est comme si vous disiez que j’ai des maîtresses.
CLAUDIO :
Pourquoi n’en aurais-tu pas, Tibia ? Tu es fort laid, mais tu as beaucoup d’esprit.
TIBIA :
J’en conviens, j’en conviens.
CLAUDIO :
Regarde, Tibia, tu en conviens toi-même ; il n’en faut plus douter, et mon déshonneur est public. »
Les Caprices de Marianne, Acte I, scène 1, 1833.
Claudio, et le spectateur avec lui, se moque ici de la docilité de Tibia, qui « convient » lui-même de sa propre laideur.
Claudio et Marianne forment un autre duo comique classique : celui des époux mal assortis. Le couple du vieux mari et de la jeune épouse pieuse était déjà présent chez Molière et est toujours d’actualité au XIXe siècle. La jeune femme n’est en effet âgée que de 19 ans et n’a connu, avant le mariage avec Claudio, que le couvent.
Un héros romantique
Un héros romantique
Pourtant, cette apparente légèreté ne peut éclipser la dimension plus sombre des personnages.
Cœlio est une sorte de double de Musset et l’incarnation du héros romantique, idéaliste, sentimental et atteint de ce qu’on appelle « le mal du siècle », c’est-à-dire d’une forme particulière de mélancolie qu’on associe aux héros romantiques.
Octave décrit à plusieurs reprises Cœlio comme un jeune homme pâle et toujours vêtu de noir. Alors qu’Octave aime la fête et les plaisirs, Cœlio recherche la solitude.
On peut se faire une idée de la mélancolie romantique, qui se caractérise par le sentiment d’inadéquation de l’individu envers son environnement, en regardant le tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages., Le personnage, solitaire et vêtu de noir, correspond à la description faite de Cœlio dans la pièce.
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1818, huile sur toile, 98 cm × 74 cm
Cœlio incarne d’autant mieux l’archétype du héros romantique qu’Octave endosse, au contraire, les traits du personnage cynique.
- Chacun se caractérise en contraste avec l’autre.
Malgré les doutes de Cœlio, dus à sa fragilité et à sa nervosité bien plus qu’à une trahison d’Octave, les deux amis ne sont jamais dans l’opposition et il faut au contraire les voir comme des alter ego.
Fonction dramatique des personnages : du duo au trio
Fonction dramatique des personnages : du duo au trio
Les personnages de la pièce évoluent souvent par paires, paires qui constituent des unités dramatiques dont la configuration peut varier.
Octave et Cœlio : le thème du double
Octave et Cœlio : le thème du double
Musset est fasciné par le thème du double, il l’évoque aussi dans La Nuit de décembre (1835) où il décrit une expérience de dédoublement et dans La Confession d’un enfant du siècle (1836), son autobiographie romancée.
De même que Musset se voyait lui-même partagé entre une tendance portée vers le plaisir et la légèreté et une tendance pessimiste et mélancolique, Octave le cynique et Cœlio le romantique apparaissent en filigrane comme les deux facettes d’une même personnalité. C’est ce que la fin révèle, Octave expliquant à Marianne, devant le tombeau de son ami, le sens de leur amitié.
« OCTAVE :
Moi seul au monde je l’ai connu. Cette urne d’albâtre, couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C’est ainsi qu’une douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate. Pour moi seul, cette vie silencieuse n’a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride ; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient jamais tombées. Cœlio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui. C’était un homme d’un autre temps; il connaissait les plaisirs, et leur préférait la solitude; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité. Elle eût été heureuse, la femme qui l’eût aimé.
MARIANNE :
Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ?
OCTAVE :
Je ne sais point aimer ; Cœlio seul le savait. La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j’ai aimé sur la terre, tout ce que j’aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d’un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour elle. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les femmes ; l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe. Je ne sais pas les secrets qu’il savait. Ma gaieté est comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle, mes sens blasés n’en veulent plus. Je ne suis qu’un lâche ; sa mort n’est point vengée.
MARIANNE :
Comment aurait-elle pu l’être, à moins de risquer votre vie ? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans cette ville pour rien craindre de vous.
OCTAVE :
Cœlio m’aurait vengé si j’étais mort pour lui, comme il est mort pour moi. Ce tombeau m’appartient : c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve ! Adieu les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! Adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! Adieu l’amour et l’amitié ! Ma place est vide sur la terre.
MARIANNE :
Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi dis-tu : Adieu l’amour ?
OCTAVE :
Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait. »
Les Caprices de Marianne, Acte II, scène 6, 1833.
L’amitié de Coelio et Octave permet de former, aux yeux de ce dernier, un seul et même être. On peut comprendre ainsi la dernière réplique : Marianne a cru pouvoir vivre un amour avec Octave, mais c’est vers Cœlio qu’elle aurait dû se tourner.
Comme Cyrano de Bergerac soufflant à son ami Christian ses déclarations d’amour pour la belle Roxane, Octave parle au nom de Cœlio : comme dans la pièce d’Edmond Rostand, on est en présence d’un triangle amoureux.
Le duo amoureux : Cœlio-Marianne
Le duo amoureux : Cœlio-Marianne
Le duo Cœlio-Marianne représente l’objectif affiché de la pièce mais n’est jamais atteint.
- Comment comprendre l’amour passionné que Cœlio porte à Marianne ?
- Formeraient-ils, si le jeune homme était exaucé, le couple idéal ?
Ils semblent effectivement bien assortis : tous deux sont sages et modérés, contrairement au noceur Octave ; ils aiment la solitude et le calme ; ils recherchent les sentiments profonds et vrais plutôt que superficiels.
Pourtant, on peut également s’interroger sur la sincérité de la passion de Cœlio, et Musset lui-même semble nous mettre sur cette piste : le personnage brille par son absence. Bien qu’il soit désigné comme le héros de la pièce et qu’il représente ce qu’on appelle au théâtre un « jeune premier », ses répliques sont moins nombreuses que celles d’Octave, plus convenues également.
Le personnage d’Octave est bien plus présent, bien plus vivant que celui de Cœlio.
Jeune premier :
Au théâtre, le « jeune premier » est le rôle principal, généralement dans les comédies sentimentales. Il désigne un personnage (masculin ou féminin) jeune et beau qui doit attirer l’attention des spectateurs.
Bien qu’il fasse auprès d’Octave de grandes déclarations sur son amour, on apprend qu’il aime Marianne depuis seulement un mois et qu’il ne lui a jamais adressé la parole. C’est son apparence qui le séduit plutôt que sa personnalité.
Le triangle amoureux
Le triangle amoureux
Octave et Marianne, réunis par Cœlio
Alors qu’on assiste à plusieurs reprises à de longues conversations entre Octave et Marianne, jamais on ne la voit parler avec Cœlio. À l’avant-dernière scène, elle lui dit quelques mots mais en le prenant pour Octave ; Cœlio n’y répond pas.
Marianne s’étonne elle-même du silence de cet amoureux discret qui prétend l’aimer et elle s’en moque, disant à Octave :
« Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou de l’arabe, puisqu’il lui fallait un interprète, et qu’elle ne pouvait s’expliquer toute seule. »
Il semble que Cœlio souffre de timidité maladive lui rendant l’approche de Marianne impossible.
« CŒLIO :
Vingt fois j’ai tenté de l’aborder ; vingt fois j’ai senti mes genoux fléchir en approchant d’elle. J’ai été forcé de lui envoyer la vieille Ciuta. Quand je la vois, ma gorge se serre, et j’étouffe, comme si mon cœur se soulevait jusqu’à mes lèvres. »
Les Caprices de Marianne, Acte I, scène 1, 1833.
Dans la scène 2 de l’acte II, il dit même de lui : « Je sais agir, mais je ne puis parler. Ma langue ne sert point mon cœur, et je mourrai sans m’être fait comprendre, comme un muet dans une prison. » On voit ici que le jeune premier souffre également d’impuissance verbale, ce manque entraînant une séparation entre lui et le monde, entre l’action et la parole, entre ses sentiments et leurs manifestations.
- Il faut donc qu’Octave prenne le relais.
Mais Cœlio complète Octave autant que l’inverse. Alors qu’Octave est sans illusion ni vrai élan, c’est Cœlio qui lui confère sa profondeur en lui donnant l’envie de se battre pour une cause.
- Sans Cœlio, Octave n’aurait pas conquis Marianne.
Marianne et Octave forment finalement le seul couple de la pièce. Alors qu’un mépris mutuel semblait les opposer lors de leur première confrontation, Octave la prenant pour « une mince poupée, qui marmotte des ave sans fin », s’installe finalement entre eux un jeu de séduction. C’est le rôle de porte-parole d’Octave qui le permet : puisqu’il ne parle pas en son nom, il peut être sincère, drôle, inquisiteur, et questionner autant que taquiner la jeune fille. Celle-ci peut lui répondre, argumenter et se confier à lui puisqu’il ne représente pas un danger.
Par ailleurs, Marianne et Octave sont les seuls personnages à évoluer au cours de la pièce.
- Marianne, qui apparaissait au début de la pièce comme une jeune fille bigote, insensible et dépourvue de curiosité, se révèle au contraire fière, consciente de l’injustice de sa condition et sensible à l’amour.
- Octave, qui se croyait lui-même cynique et soucieux seulement du plaisir, est en fait capable de s’attacher à la jeune femme, et il reste fidèle et loyal en amitié.
L’échec tragique du triangle amoureux
La complexité de ce dispositif vient de ce que les duos se superposent, chaque individu appartenant à plusieurs duos. Les couples Cœlio-Octave, Octave-Marianne et Marianne-Cœlio donnent lieu à l’impossible trio amoureux, qui reprend le schéma de non-réciprocité amoureuse que l’on trouve dans les tragédies de Racine : A aime B qui aime C.
Si Cœlio est l’élément déclencheur qui a permis la rencontre entre Octave et Marianne, ainsi que la prise de conscience par celle-ci de l’injustice de son destin, son rôle en resterait là sans la loyauté d’Octave. Le rapprochement entre Octave et Marianne est dû à la lucidité de la jeune fille et à sa puissance de conviction lorsqu’elle expose à Octave son point de vue. C’est également l’ouverture d’esprit d’Octave et sa capacité d’écoute qui rendent leur lien possible. Dans la scène 1 de l’acte II, Marianne explique enfin ce qu’elle ressent. Elle le fait par désir d’être comprise, mais jusque-là, personne n’a semblé se préoccuper de ce qu’elle pensait, et c’est justement ce qui lui pose problème.
« MARIANNE :
Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? Voyez un peu ce qui m’arrive. Il est décrété par le sort que Cœlio m’aime, ou qu’il croit m’aimer, lequel Cœlio le dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyer en votre personne un digne représentant, chargé de me faire savoir que j’aie à aimer ledit seigneur Cœlio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi ? N’est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à point nommé, à l’heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt, et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? Si elle refuse au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable ? Est-il une statue plus froide qu’elle, et l’homme qui lui parle, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main, n’a-t-il pas le droit de lui dire : Vous êtes une rose du Bengale, sans épine et sans parfum ?
[…]
Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule. Une femme ! C’est une partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire quand on en rencontre une : Voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles matières que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait tout bas : “Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière”, et qui la laisserait passer ? »
Les Caprices de Marianne, Acte II, scène 1, 1833.
Octave comprend alors Marianne, et il en est troublé, comme Marianne est troublée par cet homme, le seul qui l’écoute et lui parle. Mais il sacrifie le couple qu’il pourrait former avec elle au profit de son amitié pour Cœlio.
La mort de ce dernier, qui signe la fin du trio, marque aussi l’impossibilité des duos Octave-Marianne et Claudio-Marianne.
Octave repousse Marianne ; et Marianne, qui a clairement décidé de prendre un amant, se rebelle contre l’autorité de Claudio.
Conclusion :
Le drame romantique, tel qu’il est initié par Musset, est une façon d’aborder la question de la relation amoureuse et la question sociale par une approche qui ne se soucie pas de la représentation. Ce rejet au second plan de la mise en scène permet l’élaboration d’un véritable discours philosophique, interprétable à l’infini.