L’importance de la ville dans le roman policier
Introduction :
Au XVIIe siècle, la ville n’était qu’un cadre spatial pour le déroulement de l’action des romans. Quelques descriptions apparaissaient seulement lorsqu’elles étaient utiles à la narration. Mais lorsque le roman policier est né, la ville est devenue un élément à part entière du roman.
Il existe trois types de romans policiers selon Yves Reuter : le roman à suspense, le roman à énigme « à l’anglaise » et le roman noir. Le roman à suspense ou thriller ne se préoccupe pas toujours de la ville. L’intrigue peut aussi bien se dérouler à la campagne, ou dans un manoir, comme chez Agatha Christie par exemple. En revanche, la ville dans le roman noir pourrait être considérée comme un véritable personnage dans l’histoire. Elle est liée au roman qui ne pourrait se dérouler ailleurs. La ville peut aussi bien être fictive que réelle.
Nous allons étudier comment est présenté le milieu urbain dans les romans policiers et quel rôle il joue. Nous verrons dans un premier temps qu’il contribue à créer une ambiance et à établir un cadre réaliste à l’histoire. Ensuite, nous nous intéresserons à la ville comme élément inquiétant, presque comme un personnage à part entière. Et enfin, nous évoquerons le fait que la ville peut quelquefois être le sujet central du roman policier, l’enquête n’étant alors qu’un prétexte à décrire la ville.
Intéressons-nous tout d’abord à la ville en tant que cadre réaliste du récit et créatrice d’atmosphère.
La ville comme cadre réaliste et créatrice d’ambiance
La ville comme cadre réaliste et créatrice d’ambiance
Le milieu urbain fait partie intégrante du roman à suspense. Il permet à l’intrigue d’être ancrée dans des lieux géographiques qui paraissent réalistes. C’est ce qu’on appelle la topographie.
Topographie :
La topographie est la représentation des lieux.
En effet, le thriller a souvent une fonction double : il est à la fois un roman à énigme mais aussi un roman qui crée des frissons. Pour cela, le fait de s’imaginer dans les rues d’une ville réelle où sévit par exemple un tueur en série est plus efficace que s’il s’agissait d’un contexte fictif.
Ainsi, dans son roman La Promesse des ténèbres, Maxime Chattam situe son action à New York. La ville est présentée comme gigantesque et démesurée. La hauteur des gratte-ciels tranche avec la profondeur et la longueur des souterrains où vivent les sans-abris. La ville est présentée comme décadente, glissant vers des dérives violentes. Elle est le théâtre de l’enfer terrestre.
Maxime Chattam est un auteur de romans policiers sombres, il est fasciné par l’humanité et sa noirceur. Voici un extrait où le narrateur dépeint un quartier de Brooklyn à New York nommé « Dumbo » :
« Coincé entre les piles1 du Brooklyn et du Manhattan Bridge, Dumbo était un quartier minuscule, une zone industrielle du siècle dernier qui avait laissé derrière elle de grands entrepôts et de hauts locaux commerciaux que les artistes s’étaient réappropriés pour en faire des lofts2 et des galeries d’art. Les ruelles obscures alternaient avec les clubs branchés et les façades austères pouvaient aussi bien abriter un complexe d’appartements spacieux qu’une ruine livrée à la rouille. De jour comme de nuit, Dumbo pouvait plaire autant que rebuter. Enfermé sous la silhouette de ces géants de pierre et d’acier, le tumulte des voitures et du métro aérien ne cessait jamais. »
1 Pilier intermédiaire d’un pont.
2 Logement de style industriel.
À la manière d’un réalisateur, le romancier s’inspire d’un quartier réel pour implanter son histoire. La description détaillée offre donc un contexte réaliste à l’histoire et l’accrédite.
Mais le romancier s’appuie également sur ce cadre spatial afin de créer une atmosphère.
Le décor que le lecteur s’imagine donne le ton du roman. Ainsi ce « minuscule » quartier est « enfermé » et coincé entre les buildings qui sont ici comparés, par le biais d’une métaphore, à des « géants de pierre et d’acier ». Ils sont aussi encerclés par le flot incessant de voitures et de métros.
- Tout cet enfermement rend le quartier angoissant et étouffant.
La complexité et le paradoxe de cette rue sont mis en valeur par les multiples contrastes. En effet « Les ruelles obscures » s’opposent aux « clubs branchés » dont on imagine les enseignes lumineuses et la forte affluence. « Les façades austères » contrastent avec les « appartements spacieux » qu’elles abritent. Et ces appartements spacieux s’opposent encore à la « ruine livrée à la rouille ».
Enfin, une phrase résume parfaitement ce quartier plein de contradictions : « De jour comme de nuit, Dumbo pouvait plaire autant que rebuter. » Les termes antithétiques (qui créent une antithèse) se côtoient ici, comme « jour » et « nuit » ainsi que « plaire » et « rebuter », afin de mieux retranscrire l’apparence d’un quartier qui semble insaisissable et sème le trouble.
Antithèse :
Procédé d’écriture qui consiste à rapprocher deux mots, deux expressions ou deux idées contraires.
Les aventures de Sherlock Holmes de sir Arthur Conan Doyle sont des romans policiers à énigme, au même titre que les aventures d’Hercule Poirot d’Agatha Christie. Les actions des romans se situent principalement à Londres. La ville est un ancrage nécessaire à Sherlock, elle fait partie de son identité.
Ce détective est un citadin et le début de ses enquêtes démarre traditionnellement dans son appartement de Baker Street. Le lecteur le suit dans ses déplacements à Londres. La police de Scotland Yard est très présente dans les enquêtes, elle est aussi attachée à la ville de Londres. On ne peut donc pas imaginer Sherlock Holmes ailleurs qu’à Londres.
Bien plus qu’un décor, la ville facilite également l’identification au héros (le lecteur peut se mettre à la place de Sherlock Holmes). Les lieux étant réels, le lecteur peut se représenter le détective et ses déplacements, il peut même se demander : « a-t-il vraiment existé ? » Des milliers de touristes visitent chaque recoin exploré par le détective. Scotland Yard est extrêmement célèbre grâce à Sherlock Holmes et Baker Street est devenu un lieu de pèlerinage pour les fans du détective.
De plus, la ville de Londres contribue à créer un climat, à générer une ambiance pour les romans. Les ruelles sombres et étroites noyées dans le brouillard londonien créent une ambiance pittoresque, originale et séduisante : elle marque les esprits. Cela contribue fortement au mythe de Sherlock Holmes. Voici un extrait du « Pince-nez en or », publié en 1904.
« Dehors le vent balayait Baker Street en hurlant et la pluie battait furieusement nos fenêtres. C’était étrange qu’en plein centre de la capitale, avec quinze kilomètres de gigantesques œuvres humaines autour de nous, la poigne de fer de la nature se fit sentir comme si Londres n’était qu’une taupinière dans les champs. J’allai vers la fenêtre et regardai la rue déserte. Les réverbères éclairaient une chaussée boueuse et les trottoirs luisants. Un fiacre1 venant d’Oxford Street éclaboussait tout sur son passage. »
1 Voiture tirée par un cheval.
Le roman policier s’appuie donc sur le décor urbain afin de créer une atmosphère particulière.
Il sert l’histoire et l’illustre. Il y a alors comme une coordination parfaite entre le cadre urbain et l’histoire racontée.
La ville comme entité malfaisante
La ville comme entité malfaisante
L’espace urbain est intimement lié au roman noir.
Roman noir :
Le roman noir est né dans les années 1920 mais a connu son véritable essor autour de 1950. Ces romans policiers rendent compte de la réalité de la société. On peut citer comme auteurs majeurs du genre Raymond Chandler ou encore James Ellroy, tous deux écrivains américains.
Jean-Noël Blanc écrit dans son étude Polarville. Images de la ville dans le roman policier, à propos du détective privé classique du roman noir :
« On ne peut l’imaginer que dans un décor urbain. Pas de campagne, de nature, de grand ciel ni de bosquets. Mais la rue, les bas-fonds, les bas quartiers, les hôtels louches, les ruelles solitaires, la nuit : la ville ».
- La ville est donc liée au roman noir, les décors urbains choisis sont sombres et sordides, à l’image de la violence qui règne dans le « polar » (roman policier).
Les auteurs américains constatent à cette époque la croissance accélérée et incontrôlée des grandes villes telles que Chicago, New York ou Los Angeles. Ces villes sont, qui plus est, soumises aux violences d’un banditisme de grande échelle. Les auteurs de romans noirs vont alors créer un modèle romanesque si cohérent qu’il va devenir une référence, un standard amené à s’imposer.
Dans le roman noir, l’action se situe dans la ville contemporaine et la ville est qualifiée de malade. La corruption règne et les exactions de malfrats restent impunies, couvertes par les pouvoirs en place. On peut à ce propos citer L.A. confidential, de James Ellroy, où une grande partie de la police est corrompue. Pour décrire et coller au plus près à cet univers brutal, le langage devient familier, c’est une écriture au style brut.
Le décor urbain est composé d’éléments qui élaborent un cadre sombre et propice à la brutalité. On trouve par exemple des rues désertes, un terrain vague, un entrepôt abandonné, un quartier mal famé ou des souterrains. La nuit et la pluie complètent le plus souvent le tableau.
La ville devient un personnage effrayant à part entière, on trouve alors fréquemment des personnifications de la ville. Chez William Irish ou David Goodis, les héros combattent la ville et ses pièges.
Personnification :
Figure de style qui consiste à attribuer à un être inanimé (ici, la ville) des caractéristiques humaines : la ville devient une personne vivante.
Jean-Noël Blanc a établi une liste des lieux couramment utilisés par les auteurs de romans : il s’agit le plus souvent de « lieux urbains isolés et séparés : rues, ruelles, impasses, [et] hôtels ». Ainsi, la rue déserte doit être « noire, vide, solitaire. Rue silencieuse et lugubre 1, dans une ville opaque, oppressante. On se demande où elle conduit, et si elle correspond à un monde véritablement humain ».
1 Qui inspire la tristesse et la peur.
Par ailleurs, le quartier sinistre est souvent en périphérie de la ville. Le héros peut également être amené à se trouver dans un entrepôt désaffecté. L’espace vide et laissé à l’abandon offre une ambiance particulière. Le personnage peut se sentir perdu, sans repère. C’est alors l’absence de ville dans la ville qui crée un effet inquiétant et une ambiance pesante.
La ville, avec ses décors tentaculaires, semble prendre plaisir à piéger le héros, à l’enfermer ou à le perdre dans ses bas-fonds.
- Finalement on pourrait dire que depuis le XXe siècle, la ville a occupé une place croissante dans le roman policier pour progressivement devenir véritablement un sujet de préoccupation.
Le roman policier : un prétexte pour décrire le milieu urbain
Le roman policier : un prétexte pour décrire le milieu urbain
La ville est donc un élément essentiel du roman policier. D’abord simple cadre dans lequel se déroule l’histoire, elle occupe peu à peu une place croissante. Au XXe siècle, Georges Simenon est l’un des premiers auteurs français de romans policiers à décrire l’ambiance urbaine.
Il offre au lecteur une véritable plongée dans l’environnement et la vie quotidienne de personnages évoluant dans divers milieux et diverses classes sociales.
Le roman noir a ainsi progressivement glissé vers le roman policier sociologique. Il décrit minutieusement le décor urbain et propose au lecteur de découvrir tout un univers sociologique.
Sociologie :
Étude de la société et des comportements humains dans la société.
Le roman policier moderne a donc un aspect journalistique, ce qui n’est pas surprenant puisque des auteurs comme Georges Simenon et Stieg Larsson (auteur suédois de la trilogie Millenium), étaient eux-mêmes journalistes.
On peut également citer les aventures de Nicolas Le Floch, une série de romans policiers historiques de Jean-François Parot. Ces récits mettent en scène un commissaire de police au Châtelet dans le Paris des années 1760. La ville de Paris est présentée tour à tour comme une ville rassurante et comme une ville angoissante et dangereuse.
L’auteur est un historien, aussi, son roman est une véritable immersion dans le Paris du XVIIIe siècle. La série de romans est extrêmement bien documentée et regorge de détails véridiques sur cette période historique. Ainsi, l’auteur nous renseigne sur la vie quotidienne des parisiens au XVIIIe siècle et celle-ci fait évoluer le personnage de Nicolas Le Floch. Le héros est amené à rencontrer toutes les classes sociales et dévoile au lecteur la complexité de la société parisienne. De nouveaux thèmes et de nouveaux lieux sont sans cesse amenés, toujours dans un souci de vérité historique.
Dans ses romans, Jean-François Parot souhaite montrer l’évolution de Paris et sa modernisation au fil du temps mais aussi les problèmes que pose celle-ci.
L’enquête policière côtoie ainsi une ville vivante, en mouvement, et la révèle dans toute sa complexité. Ainsi, l’intrigue policière s’implante dans une véritable étude de la ville, un travail minutieux dans lequel réside tout l’intérêt de la série de romans.
Conclusion :
Le roman policier s’est réellement imposé au XXe siècle, devenant un genre populaire qui connaît un grand succès. Le cadre urbain est présent dans nombre de romans policiers où il sert principalement à créer une ambiance. Dans le roman noir des années 1950, sa présence est essentielle. La ville est un élément fondamental, allant parfois jusqu’à s’imposer par son omniprésence, son aspect angoissant et oppressant. Affirmant toujours sa place, le milieu urbain se glisse ensuite au cœur du roman, devenant ainsi l’attrait principal de l’œuvre.