L’Étranger de Camus : une œuvre « à part »

Introduction :

Le roman de Camus L’Étranger paru en 1942 est une des œuvres les plus mystérieuses et les plus reconnues de la littérature. Le mystère de son personnage central, l’écriture épurée de son auteur, certains passages emblématiques comme l’incipit ou le dernier paragraphe, tout cela fait de L’Étranger une œuvre à part.

Nous étudierons dans ce cours les différents aspects du roman qui en font l’originalité et la force.

Nous présenterons tout d’abord quelques éléments sur l’auteur, Albert Camus et sur le roman. Nous nous intéresserons ensuite plus spécifiquement à l’incipit, représentatif de l’écriture camusienne. Enfin, nous aborderons la question du personnage central : Meursault.

Camus, vie et œuvre

Éléments biographiques et bibliographiques

Albert Camus est né en 1913 à Mondovi, en Algérie, qui est à l’époque une colonie appartenant à la France. L’année suivante, son père décède et sa famille part s’installer à Alger.
En 1933, Camus est étudiant en philosophie. Il se marie, puis divorce la même année et contracte la tuberculose.
En 1936, son engagement en politique est marqué par son adhésion au Parti Communiste dont il est exclu l’année suivante. Il publie, toujours en 1937, L’Envers et l’endroit ainsi que Noces. Cette année marque également ses débuts dans le journalisme.
En 1940, Camus vit à Paris, puis Lyon, avant de revenir s’installer à Oran en Algérie. Sa maladie est davantage présente. Deux ans plus tard, en 1942, sort une de ses œuvres majeures, L’Étranger, ainsi que Le Mythe de Sisyphe.
Toujours engagé, il rejoint en 1944 un réseau de résistance : « Combat ».
1947 est l’année d’une autre œuvre essentielle de Camus : La Peste, allégorie de la montée des totalitarismes qui ont abîmé le monde de 1939 à 1945 notamment.
En 1955, face à la guerre d’Algérie, Camus appelle à la trêve civile. Il reçoit, pour l’ensemble de son œuvre littéraire le prix Nobel de littérature en 1957. En 1960, Albert Camus meurt tragiquement dans un accident de voiture, avec dans son cartable le manuscrit d’un roman autobiographique, Le Premier Homme, qui sera publié en 1994.

Résumé de l’œuvre

Considéré comme l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle, le roman de Camus est un récit bref, rédigé à la première personne dans un style épuré.

Dans la première partie, Meursault est à Alger. Il se rend à l’asile pour veiller le corps de sa mère décédée avant d’assister à son enterrement. Il rentre ensuite chez lui. Le lendemain, un samedi, Meursault passe la journée et la nuit avec Marie Cardona. Le dimanche, il passe la journée sur son balcon. Le lundi, il reprend son quotidien, entre travail et discussions avec ses voisins, Raymond et Salamano. Le samedi suivant, Meursault revoit Marie Cardona, retrouve ses voisins dont Raymond qui a frappé une femme. Ce Raymond lui raconte qu’il a été suivi par un groupe d’arabes dont le frère de son ancienne petite amie ; il convie Meursault dans un cabanon près de la plage, à côté d’Alger pour le lendemain dimanche. Celui-ci décide de se marier avec Marie. Le dimanche, Marie étant restée au cabanon après une promenade matinale, Meursault, Raymond et un ami se promènent sur la plage et croisent le chemin de deux arabes dont l’ennemi de Raymond. Une première bagarre éclate au cours de laquelle Raymond est blessé. Meursault évite qu’une deuxième rencontre ne tourne mal en confisquant son revolver à Raymond. Mais lors d’une troisième rencontre entre le fameux arabe et Meursault, le premier sort un couteau et le second tire au revolver plusieurs fois. « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour. »

Dans la deuxième partie, Meursault est en prison. Lors de l’évocation de la mort de sa mère avec son avocat, Meursault n’exprime aucun sentiment, et encore moins de regrets face au juge concernant son geste sur la plage. En prison, il n’est « pas trop malheureux ». Au procès, le tribunal découvre par les témoins l’absence de réaction de Meursault à l’enterrement de sa mère et le fait que sa relation avec Marie a débuté au lendemain des funérailles. « J’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de criminel. »
Meursault, désabusé et détaché du procès, est condamné à mort. La révolte du personnage principal est tardive et s’exprime contre la justice. Il évoque auprès de l’aumônier la « tendre indifférence du monde ».

Panorama du roman

Intéressons-nous tout d’abord à trois éléments du roman : son titre, sa chronologie (et son rythme), et sa structure.

Titre

Différents titres avaient été envisagés par l’auteur : « la pudeur » ; « un homme heureux » ; « un homme libre » ; « un homme comme les autres »…

Camus rédige l’essentiel de son texte en 1940 à Paris dans une chambre d’hôtel de Montmartre. Le sentiment d’étrangeté né de son séjour dans cette ville inconnue lui inspire le titre définitif du roman :

« Que signifie ce réveil soudain – dans cette chambre obscure – avec les bruits d’une ville tout à coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout, sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici, à quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici – pas d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d’appuis. Étranger, qui peut savoir ce que ce mot veut dire »

Carnets, tome 1, Albert Camus.

  • Il est possible de se demander pourquoi « L’Étranger ». Étranger à qui ? Au monde ? Aux autres ? À lui-même ?

Chronologie et rythme

La première partie couvre 18 jours en juin :

  • télégramme le jeudi ;
  • enterrement le vendredi ;
  • le chapitre II se déroule le samedi ;
  • une semaine s’écoule aux chapitres III et IV ;
  • puis une autre lors du chapitre V ;
  • le meurtre du chapitre VI a lieu le dimanche.
  • La seconde partie s’étire sur bien plus de temps :
  • les chapitres I et II relatent les évènements qui ont lieu pendant les 11 mois précédant le procès ;
  • un an après le meurtre, 2 journées sont relatées aux chapitres III et IV ;
  • la condamnation à mort intervient au chapitre V.

Structure

Bernard Pingaud, critique littéraire qui a consacré une étude au roman de Camus, pense que l’on peut voir non pas deux mais trois parties dans L’Étranger :

  • la première se termine avec le meurtre ;
  • la deuxième contient le procès et la condamnation à mort ;
  • et la troisième serait constituée du dernier chapitre.

Celui-ci pourrait alors faire figure de conclusion, mais cela aurait apparu trop explicitement comme une forme de « morale » du roman montrant l’évolution de Meursault, ce que Camus ne souhaitait pas.

« Le sens du livre tient exactement dans le parallélisme des deux parties ».

Carnets, tome II, Albert Camus.

Ne pas raconter l’exécution de Meursault, peut-être est-ce là un parti pris qui dépasse la seule technique narrative.

  • Que Meursault soit exécuté ou non n’a alors plus aucune importance. Seule compte la trajectoire inspirée de Sisyphe.

Le rythme particulier et la tonalité du roman sont perceptibles dès le début de celui-ci, dans l’incipit.

Un incipit représentatif de l’œuvre

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.” Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : “ce n’est pas de ma faute.” Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : “On n’a qu’une mère.” Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur de l’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit “oui” pour n’avoir plus à parler. »

Omniprésence du banal

L’incipit de L’Étranger de Camus est sans aucun doute l’un des plus célèbres de la littérature française. On retrouve ici l’essence de l’œuvre de Camus avec, en premier lieu, la banalité qui ressort de chaque phrase.

bannière à retenir

À retenir

Le narrateur de l’incipit comme du reste du roman agit comme s’il était extérieur à lui-même. Il relate les évènements sans les commenter, sans les situer, il s’affiche dès le début comme étranger au monde et étranger à sa propre existence. Il parle, raconte, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.

Tout est très factuel, le narrateur communiquant essentiellement sur des choses sans intérêt de son quotidien, comme les éléments sur son patron. Les interventions au discours direct sont volontairement des évidences, renforçant le malaise du lecteur qui se demande tout d’abord quel intérêt il y a à lire tout cela.

Une écriture blanche

L’écriture blanche est née dans les années 1950 et se caractérise par un style très distancié, une écriture minimaliste.

Tout est, chez Camus, à l’image du télégramme : froid et concis.

bannière astuce

Astuce

L’expression « écriture blanche » est d’ailleurs parfois remplacée par « écriture plate ».

Le lecteur peut avoir cette impression de platitude, qui n’est autre que le reflet des sentiments du narrateur.

En effet, la sécheresse du style de Camus renvoie à celle du cœur de Meursault lors de l’annonce de la mort de sa mère. Ce dernier sera indirectement condamné pour cela. Par ailleurs, le texte est asséché de toute coordination, de toute subordination, ou presque.

  • Meursault décrit tout au long de ce texte un comportement, le sien, mais à aucun moment il ne l’analyse ni le commente.

L’écriture blanche utilisée par Camus lui permet de mieux créer un héros étranger à lui-même, en jouant sur la notion de distance. Ainsi, le lecteur devient en quelque sorte étranger au texte, et doit l’apprivoiser.

Un texte inaugural

L’incipit de L’Étranger est particulièrement parlant par rapport à la suite du roman. Il annonce ce que découvrira le lecteur.

L’écriture

Comme évoqué précédemment, le style très épuré de Camus dans le roman est présent dès les premières lignes. Il restera ainsi tout au long du livre, qu’importe le meurtre, qu’importe le procès, qu’importe la condamnation. L’écriture est ici au service d’une certaine vision du monde.

Le héros

Il s’agit ici plutôt d’un antihéros. Meursault est à peine découvert par le lecteur qui n’entrevoit finalement que le mystère qui l’entoure. On le croit sans cœur, sans sentiment, sans réaction. Il a pourtant tout cela mais ne montre rien. C’est sur cet élément que repose le mystère du personnage central du roman, que son auteur n’autorise à aucune expressivité, se limitant à ses sensations.

L’absurde

Tout, dans cette première page, met en avant la banalité du monde. L’univers de Meursault est routinier, sans qu’il n’y puisse rien, sans que cela ne semble le gêner. Il poursuit ses habitudes, même le jour de l’enterrement de sa mère, comme si rien ne pouvait combattre ni bouleverser le monde. Cette banalité, poussée à son extrême, nourrit l’absurde dans le roman.

Meursault est donc victime et témoin plutôt qu’acteur du monde.

Le personnage de Meursault

Un personnage de roman

Meursault est un employé célibataire habitant à Alger. Il mène une vie routinière à peine dérangée par la mort de sa mère. Il est fasciné par la mer, à l’image de Camus. Il n’exprime aucun sentiment mais éprouve des sensations fortes (sensations exacerbées par l’action du soleil lors du meurtre).

bannière à retenir

À retenir

C’est donc un être dont les sens sont importants, davantage que les sentiments.

Meursault peut être considéré comme un héros de récit d’initiation. Il y a en effet une évolution entre le début et la fin, même si le personnage ne montre pas ses sentiments.
Au début du récit, Meursault est dans l’indifférence de tout ce qui lui arrive. À la fin, il semble être dans une compréhension face à la mort de sa mère.

Les différentes étapes de son évolution correspondent à la découverte de l’absurde. Il s’agit de vivre le monde tel qu’il est pour ensuite en chercher le sens, puis chercher le sens de sa propre existence sur terre et de ses actes.
Enfin vient la prise de conscience que la condition humaine, comme le monde dans lequel nous évoluons, n’ont pas de sens. D’où cet ultime sursaut qu’est la révolte.

Ce personnage central désoriente et fascine le lecteur. Les questions sont plus nombreuses que les réponses. Il est tout à fait légitime de s’interroger sur l’épaisseur d’un tel héros, sur les raisons qui font qu’il n’éprouve rien, comme si ce n’était finalement qu’un être de papier, pas plus épais qu’une feuille de roman.

Le héros de Camus est un personnage sans nom. Le titre du roman d’ailleurs n’est pas « Meursault », mais « L’Étranger ». Ce titre affirme la principale caractéristique du livre et de son personnage central.

Un coupable innocent

Si Meursault est condamné à la fin du roman, c’est d’abord pour s’être montré insensible au moment de l’enterrement de sa mère. Ainsi, le véritable crime dans le roman n’est pas le meurtre de l’arabe sur la plage, dont plus personne ne s’occupe pendant le procès, mais le mépris des conventions sociales.

« Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort […]. Le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle […] il refuse de mentir. Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent […] ; il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. »

L’Étranger, préface de l’édition de 1958, Albert Camus.

Meursault porte donc en lui ce sentiment de culpabilité et une peur du jugement d’autrui. Cette conscience de sa culpabilité est apportée par les interprétations que les autres font de lui-même lors du procès.

bannière à retenir

À retenir

La dimension tragique du roman naît notamment de cette dualité entre le crime impuni et l’indifférence coupable.

L’homme absurde

Camus a développé dans ses œuvres une vision du monde qui lui est propre, une forme d’absurdité : il s’agit pour lui de mettre en avant les problèmes de son époque liés à la morale, à la société, à la politique.
Chez l’auteur, l’absurde (Le Mythe de Sisyphe, 1941) est nécessairement lié à la notion de révolte (L’Homme révolté, 1951).

Dans L’Étranger, l’absurde s’exprime notamment à travers le personnage de Meursault. Celui-ci semble être vide de toute valeur spirituelle ; son quotidien devient alors quelque chose de tout à fait mécanique, dénué de sens. Être autant esclave de sa propre vie routinière fait de Meursault une forme d’antihéros. Il est le personnage central du roman certes, mais il n’a aucune des caractéristiques du héros romanesque classique.

L’absurdité de l’existence de Meursault est à rapprocher du mythe de Sisyphe, mythe qui conte l’histoire d’un homme condamné par les dieux à rouler éternellement une pierre en haut d’une montagne, mais le rocher redescend chaque fois et l’homme doit recommencer, encore et encore.

Cependant, même s’il y a un profond pessimisme et une réelle résignation chez Meursault, Camus dit de lui, en 1954 :

« Il y a en lui quelque chose de positif, et c’est son refus jusqu’à la mort de mentir ».

  • Meursault est dans le refus du mensonge, dans le refus du suicide, dans le refus du nihilisme.

Cela fait de lui justement un homme absurde. Il a la force de rester en vie et de faire face.

Pour finir, ce personnage absurde a en lui, comme évoqué précédemment, une forme de révolte. La fin du roman aborde cette ultime notion. Face à son sort, son silence, sa quête impossible de sens, sa condamnation et cet aumônier qui s’impose, Meursault, dans un ultime sursaut, se révolte. En vain.

Conclusion :

Avec L’Étranger, Camus a composé un roman plein de mystère et de questionnements. Il propose au lecteur un héros vidé d’expressivité dont l’absence de réaction est tout à fait contradictoire avec ce qu’il vit (enterrement de sa mère, meurtre sur la plage, procès, condamnation à mort…). C’est ce décalage qui fait la richesse de l’œuvre. Le roman de Camus et son personnage principal posent encore aujourd’hui la question du sens. Nos réactions sont-elles dictées par la société ? Meursault est-il responsable du meurtre ? Doit-il être condamné à mort pour avoir tué un homme ? Peut-on punir quelqu’un pour ne pas avoir pleuré à la mort de sa mère ?