Le devoir
Introduction :
Au cours de notre vie, nous sentons qu’un certain nombre de devoirs pèsent sur nous (par moment, cela peut même être une sensation spontanée) : rendre une copie à temps est un devoir d’ordre scolaire, les enseignants, eux, ont le devoir professionnel de la corriger. La politesse, quant à elle, fait partie des devoirs de sociabilité admis. À première vue, il semblerait donc que les devoirs soient l’ensemble des règles sociales que nous respectons pour vivre ensemble le plus pacifiquement possible. Ce sont donc des règles utiles pour la société et pour le bien-être de la collectivité.
Or cette définition n’est-elle pas restrictive ? Le devoir n’est-il pas également d’ordre moral ?
Une personne qui se comporte héroïquement accomplit son devoir pour le bien-être de la société, mais aussi par souci moral, par respect de la valeur du bien. On peut donc se demander ce que signifie agir par devoir moral. Pour répondre à ces problématiques, nous étudierons dans un premier temps la définition classique du devoir moral que propose Kant au XVIIIe siècle. Puis, nous comprendrons que ce devoir ne doit pas être seulement un idéal. Pour finir, nous verrons une analyse plus moderne du devoir, celle de John Stuart Mill.
Le devoir est une obligation morale
Le devoir est une obligation morale
Les caractéristiques de la loi morale
Les caractéristiques de la loi morale
Devoir :
Faire son devoir, c’est agir moralement, en s’orientant vers le bien.
Si faire son devoir c’est agir moralement, comment savoir qu’une action est morale et s’oriente vers le bien ?
L’universalité de la loi morale
Déterminer la valeur morale d’une action selon Kant
Selon Kant, le critère qui permet de déterminer la valeur morale d’une action est sa prétention à l’universalité. Dans son ouvrage Fondements pour la métaphysique des mœurs, le critère moral du devoir s’énonce ainsi :
« Agis comme si la maxime de tes actions devait être érigée par ta volonté en loi universelle. »
Une maxime est un texte bref à visée moraliste, comme on peut en trouver dans la religion (par exemple : « tu ne tueras point »). Cette maxime kantienne signifie que lorsque nous agissons, nous devons toujours nous poser la question suivante : « est-ce que je peux souhaiter que tout le monde accomplisse cette action comme si c’était une loi universelle et nécessaire ? »
Est-il moral, par exemple, d’aider son voisin âgé ? Pour répondre à cette interrogation, nous devons nous demander s’il est souhaitable que toute personne aide une personne âgée. En effet, la solidarité est souhaitable et universellement acceptée, cette action est donc morale.
Autre exemple, si quelqu’un désire mentir à ses parents concernant une mauvaise note qu’il, ou elle, aurait obtenue : le mensonge est-il la solution ? Ou en termes kantiens : « pouvons-nous souhaiter que le mensonge soit érigé en loi morale universelle ? » Il n’est pas souhaitable que tout le monde s’octroie le droit de mentir dès que besoin, le mensonge ne peut être érigé comme une règle universelle de comportement. Si toutes les personnes au monde mentaient, la communication deviendrait impossible et la méfiance serait généralisée, entravant toutes les relations et les actions.
Le raisonnement de Kant est donc logique. Cependant, nous pourrions penser que le mensonge n’est certes pas moral, mais dépend des circonstances. Kant répond pourtant qu’aucune circonstance ne doit nous empêcher d’appliquer le critère moral d’universalité à une action. Autrement, nous trouverions toujours des circonstances pour agir contrairement à la morale.
- Dans ce cas, la morale s’effondrerait puisque nous agirions toujours au nom d’intérêts particuliers et jamais au nom de principes et de valeurs communs.
Prenons deux exemples plus radicaux, et essayons d’y appliquer le critère proposé par Kant :
- « Devons-nous mentir afin de cacher des personnes poursuivies par un homme armé ? »
Selon le critère de loi universelle de Kant, nous ne devons pas mentir. Cependant il s’agit d’un mensonge qui a pour but de protéger quelqu’un d’un danger. La bonne question à se poser est donc : « dois-je protéger cette personne ? » et non pas simplement « dois-je mentir ?» Mentir pour prévenir un meurtre pourrait être érigé comme principe universel.
- « Avons-nous le devoir de respecter tout être humain, même le meurtrier d’un de nos proches ? »
Selon le critère de Kant, la réponse est oui. Nous devons respecter ce meurtrier car le respect de la dignité humaine est un principe moral universalisable, il s’applique donc à toutes personnes. Nous devons respecter tous les êtres humains, même les plus barbares.
Sous cet angle, agir moralement semble difficile car le devoir nous oblige à mettre à distance nos inclinations personnelles, et ce quelles que soient les circonstances. En effet, si la vengeance devait être érigée comme principe universel, cela mènerait à une situation ingérable.
Cette capacité à définir si une action est bonne ou mauvaise est donc universelle. Selon Kant, il suffirait d’user de raison, une faculté que, selon lui, toute personne possède.
La loi morale est une loi de la raison
Le devoir est souvent perçu comme une contrainte. Pourtant, répondre du devoir moral est paradoxalement l’action la plus libre qui soit. Un animal est contraint par ses pulsions, là où l’être humain a le choix dans ses actions et peut décider d’agir conformément à la morale, ou pas. Cependant il faut, pour Kant, aller plus loin : si on agit conformément à la morale par peur de la loi, de Dieu ou de représailles, on n’agit plus par devoir moral mais pour être conforme à lui. Autrement dit, sans cette peur on agirait sûrement autrement.
- Un acte véritablement moral doit être fait en dépit de toute contrainte extérieure, par pure obligation.
Ici, l’obligation consiste à s’imposer soi-même une soumission à une action, à un effort, parce qu’on le juge digne d’être réalisé. On se soumet donc volontiers à l’obligation de faire son devoir. « Volontiers » ne signifie pour pas qu’on se soumet nécessairement avec le sourire et par plaisir, mais avec le consentement de sa raison.
- On sait qu’on effectue son devoir en s’obligeant à agir raisonnablement.
La soumission au devoir moral doit être volontaire dans la mesure où seule la raison peut admettre et accepter le critère d’universalité de la loi morale.
C’est pourquoi, même face à un homme armé, la raison peut prendre le dessus et inciter à outrepasser les circonstances, au nom de la morale. Or, plus on est affecté, plus il y a des charges émotionnelles et plus la raison a du mal à prendre le dessus. Pourtant, selon Kant, c’est dans les pires circonstances que nous agissons de façon véritablement morale. Ainsi, agir raisonnablement ne veut pas toujours dire agir bien.
L’intention morale
Imaginons une personne qui arrive au travail tous les jours à l’heure, dit bonjour à tous ses collègues en arrivant et aide les nouveaux à s’intégrer dans l’entreprise. Cette personne se comporte bien, mais elle peut tout à fait bien agir sans pour autant être vertueuse : peut-être a-t-elle peur d’être exclue ou d’être renvoyée. Si par hasard, son poste lui était garanti ainsi que la sympathie de ses collègues – grâce à un appui de la direction par exemple –, il est fort possible qu’elle se mette à agir tout à fait autrement. Voilà pourquoi, selon Kant, on ne peut pas dire qu’elle ait agit de façon vertueuse, mais bien conformément à la vertu.
Le devoir moral dépend donc de l’intention de l’individu qui l’accomplit. En ce sens, nous pouvons dire que le devoir est l’intention morale qui guide notre volonté vers l’accomplissement de bonnes actions, dont le principe est moral parce qu’universalisable.
Nous l’avons compris, le devoir n’est donc pas une simple conformité extérieure à une règle ou une loi. Dans son sens moral, le devoir suppose un esprit animé par la volonté d’agir bien et non pour des motifs personnels et égoïstes, ou par obligation.
Le devoir est une exigence pure de la conscience morale
Le devoir est une exigence pure de la conscience morale
Cette analyse nous permet alors de distinguer deux sortes de devoir.
L’impératif hypothétique
Impératif hypothétique :
L’impératif hypothétique est un impératif qui m’oblige à agir raisonnablement en fonction de mes motivations personnelles et des circonstances.
Lorsqu’on s’oblige à arriver à l’heure au travail pour obtenir son salaire, ce devoir est accompli en vue d’un intérêt financier et non moral. Si on affirme devoir dire la vérité, sauf si celle-ci met des enfants en danger, le devoir n’est toujours pas moral. En effet, nous avons vu qu’un énoncé moral ne connaît aucune exception.
La majorité des devoirs auxquels nous obéissons n’ont donc aucune valeur morale. Ils sont purement pragmatiques, c’est-à-dire qu’ils sont utiles pour nous ou pour autrui.
L’impératif catégorique
Devoir moral :
Le devoir moral oblige de manière catégorique. Cela signifie qu’on doit agir bien, et ce quelles que soient les circonstances et indépendamment de ce qu’on désire ou de ce qui pourrait nous intéresser.
- Selon l’impératif hypothétique, si on ne veut pas aller en prison par exemple, on ne doit commettre aucun crime.
- Selon l’impératif catégorique, on ne doit pas tuer et il n’y a aucune condition à ce fait.
Ce qui fait la force de la loi morale, c’est précisément notre capacité à la respecter, quelles que soient les circonstances. Même en cas de légitime défense, une personne vertueuse choisit de préserver la loi morale et ne tuera pas pour se défendre.
Kant affirme qu’un devoir n’a aucune valeur morale s’il n’est pas motivé par une conscience désintéressée de ses propres désirs. Pour être vertueux, l’être humain doit agir non par intérêt ou par habitude, mais par volonté d’agir bien : parce que dans son for intérieur, il possède un élan moral sincère. Ses motivations sont exclusivement au service de l’humanité puisqu’il n’obéit qu’à ce qui est universellement bon, moralement bénéfique pour tous et non pour lui seul.
Cependant, ne peut-on pas reprocher à Kant de forger une morale irréaliste ? Un individu capable de se mettre exclusivement au service de l’humanité en oubliant tout autre motif égoïste ne serait-il pas un héros ou un saint plutôt qu’une personne ordinaire ?
Le devoir ne doit pas être seulement un idéal
Le devoir ne doit pas être seulement un idéal
Le rigorisme de la morale Kantienne
Le rigorisme de la morale Kantienne
L’action désintéressée
Action désintéressée :
Faire une action désintéressée c’est agir de manière purement désintéressée. Cela consiste à agir par devoir, avec l’unique intention de bien agir et non pas par intérêt, donc sans aucune considération d’ordre personnel.
Or, est-ce réellement possible ? On peut prétendre agir par devoir et s’en convaincre, mais n’y a-t-il pas toujours un ressort personnel dans nos actions ? Même la plus belle des actions n’est sans doute jamais dépourvue de motivations égoïstes… Tout en prétendant le contraire, celui qui défend de grandes causes ne le fait-il pas autant par amour du bien, que par désir d’être jugé – ou aimé – comme un individu respectable ?
Selon Kant, peu importe que nous doutions. Peut-être qu’aucune action n’a jamais été accomplie par devoir moral : nous n’avons, de toute façon, aucun moyen de le savoir, car rien ne peut sonder avec certitude les mobiles d’une personne. Celle-ci peut prétendre agir moralement, mais nous ne pouvons pas le vérifier. Nous ne pourrons jamais vérifier si le comportement du travailleur ponctuel et bienveillant est guidé par une intention morale juste, ou s’il résulte de motivations personnelles. Celui-ci aura beau agir conformément à la morale, son intention réelle nous échappe et échappe peut-être aussi à ce dernier – si l’on considère la part d’inconscient qui guide nos actes.
Kant va même plus loin en affirmant que prouver l’existence d’une action réellement morale n’a aucune importance. Ce qui compte pour l’être humain, c’est de croire qu’il est possible d’agir par devoir moral.
Le devoir moral est au-dessus de nos forces
La morale kantienne ne s’adresse-t-elle pas davantage à des personnes surhumaines, à des saintes voire à des héroïnes de tragédie, plutôt qu’à des personnes ordinaires en proie à leurs propres limites psychologiques ?
Kant a conscience de ça : pour lui, la possibilité d’agir bien relève de l’idéal et tout le monde doit tenter de l’atteindre. La morale n’est pas une affaire d’héroïsme, mais une nécessité au progrès de l’humanité. Sans la croyance en la possibilité de l’acte moral, aucune morale ne serait possible et l’humanité courrait à sa perte.
La critique de Kant par Schopenhauer
La critique de Kant par Schopenhauer
Schopenhauer dans sa critique faite à Kant, intitulée Fondements de la morale, remet en question les principes kantiens qui, selon lui, doivent être déduits d’une argumentation et non posés simplement comme principes universels. En effet chez Kant le principe d’universalisation de la maxime d’une action est certes intuitif, mais n’est pas démontré à proprement parler. De plus il critique le rigorisme kantien qui se rapproche, selon lui, du rigorisme religieux. Ce dernier imposant des devoirs moraux au nom de principes universels transcendants, autrement dit, dépassant l’expérience commune.
- Si la religion fait de Dieu le gardien de la morale, c’est la raison qui assure ce rôle chez Kant.
Principes universels transcendants :
Chez Kant, ce qui est transcendant correspond à tout ce qui dépasse toute expérience possible. Dieu est un objet transcendant par exemple. C’est en ce sens que les principes kantiens du devoir moral se rapprochent du rigorisme religieux et paraissent n’être qu’un idéal.
Le critère du devoir n’est pas la pureté de l’intention, mais l’utilité
Le critère du devoir n’est pas la pureté de l’intention, mais l’utilité
L’utilitarisme selon John Stuart Mill
John Stuart Mill, économiste anglais du XIXe siècle, a bien compris le problème soulevé par Schopenhauer. Dans un de ses ouvrages il développe une toute autre conception du devoir, à la portée du commun des mortels : l’utilitarisme.
John Stuart Mill affirme qu’un acte moral n’est pas irréalisable mais que la seule façon de considérer un acte comme étant moral, c’est d’ignorer les motivations de l’individu qui agit et de se concentrer uniquement sur les conséquences de son acte.
La règle morale est alors la suivante : nous avons le devoir d’effectuer une action si ses conséquences sont les meilleures pour tout ce qu’elle touche. Même si nous agissons pour des motifs personnels et intéressés, cela ne veut pas dire que notre action est immorale : il faut se concentrer sur ses conséquences et si celles-ci sont bonnes, alors l’action est morale.
Ce ne sont pas l’universalité et la pureté de l’intention qui font l’action morale. Une action bonne est une action profitable au plus grand nombre. Par exemple sauver quelqu’un de la noyade est profitable au plus grand nombre, quelle que soit mon intention, c’est donc une bonne action, une action morale.
- Cette morale du devoir est donc plus réaliste, mais n’est pas non plus exempte de critiques.
L’utilitarisme a souvent été critiqué pour son processus parfois contre-intuitif, car selon ce courant, la valeur d’une action se mesurerait seulement à la quantité d’utilité qui en découle. Pour résumer, il faudrait faire le ratio entre la quantité de bonheur (ou de bienfaits) et la quantité de malheur (ou de méfaits) qu’une action provoquera, et l’action qui provoquera le plus de bonheur – pour le moins de malheur – sera l’action la plus morale. Cela signifie cependant qu’on peut sacrifier le bonheur de certains pour le bonheur du plus grand nombre… Bien entendu, tout dépend de comment on fait le calcul. C’est d’ailleurs surement ça le plus gros défaut de la morale utilitariste : elle demande de calculer les bienfaits, or il est difficile de définir des critères de bonheur communs à tous.
- Le point commun entre l’utilitarisme et la loi morale de Kant est l’usage de la raison. Dans les deux cas, elle demeure la faculté nécessaire à l’action morale.
C’est ainsi qu’a été conçue, par l’économiste indien Amartia Sen la notion d’IDH (Indice de Développement Humain) en complément du PIB (Produit Intérieur Brut), qui mesure non pas seulement la richesse, mais sa répartition et ses effets sur le développement de la société en générale. Aujourd’hui certains pays se sont dotés d’indicateurs encore plus poussés, comme le Bhoutan qui mesure aujourd’hui son BNB (Bonheur National Brut).
- Ainsi, au-delà du devoir individuel, le devoir moral n’est-il pas d’abord un devoir politique ?
Conclusion :
Qu’est-ce qui définit le devoir ? Nous avons déterminé le devoir comme étant la volonté d’agir en bien, c’est-à-dire raisonnablement. Sachant que l’être humain a toujours la possibilité d’agir en mal, qu’est-ce qui peut le conduire à choisir d’agir moralement ? Peut-être la certitude qu’en agissant correctement avec autrui, autrui agira bien avec lui ; peut-être aussi la volonté de construire une humanité bienveillante pour nos enfants et les générations suivantes.
Pour Kant, agir par devoir pour se préserver en société ou pour préserver quelqu’un ne signifie pas agir moralement. Pour être moral il faut appliquer une règle qui appartiendrait à la loi morale universelle. Il a donc vivement été critiqué par Schopenhauer qui considérait la morale kantienne comme un idéal irréalisable.
Finalement, pour Mill, il est beaucoup plus simple de savoir si un acte est moral ou pas : il ne faut pas se concentrer sur les intentions mais uniquement les bonnes conséquences de celle-ci. Par ailleurs, comme l’affirmait Pascal, « l’Homme n’est ni ange ni bête ». Mieux vaut se fier aux répercutions de l’action sur tout ce qu’elle touche pour considérer quelle action, parmi celles qu’on peut accomplir, est la plus digne d’être accomplie.