Cours : __La peau de chagrin__

L’architecture de la Comédie humaine

Fait rare dans notre littérature : les quatre-vingt-dix livres que publie Balzac entre 1829 et 1850 sont liés entre eux. Des dizaines de personnages qui apparaissent dans cet ensemble complexe peuvent ressurgir un peu partout. Par exemple, Rastignac tient un rôle secondaire dans La Peau de chagrin, mais prend une place centrale dans Le Père Goriot.
Pour montrer la cohérence globale de ses histoires, Balzac leur donne un nom d’ensemble : La Comédie humaine. Ce titre est directement inspiré de la très célèbre Divine comédie de Dante. Mais Balzac ne cherche pas à construire une œuvre religieuse, il veut plutôt rendre compte de tous les aspects de la société française au début du XIX^e siècle. Pour ce faire, il recourt autant au roman qu’à la nouvelle, à l’essai ou au conte, et s’inspire autant des faits historiques, de la sociologie et de la philosophie, que des courants réalistes, fantastiques ou romantiques. C’est pour cette raison que La Peau de chagrin est si difficile à définir : Balzac s’étonnera même que les gens le considèrent comme un « roman », lui qui l’avait rangé dans la partie « œuvres philosophiques » de la Comédie humaine.

Définition

Récit fantastique :

Récit dans lequel le surnaturel vient faire irruption dans le réel.

Une visée sociologique

Quand La Peau de chagrin paraît en 1831, Balzac n’a pas encore l’idée d’intégrer tous ses titres dans une seule œuvre globale. Ce n’est qu’en 1833 qu’il s’imagine relier tout ce qu’il a écrit et qu’il écrira sous le titre Études de mœurs au XIX^e siècle.

Définition

Mœurs :

Ensemble des règles de vie et des conduites appliquées plus ou moins volontairement par des groupes humains.

Ce premier titre en dit long sur le projet : Balzac veut effectuer un travail de sociologue en écrivant une « histoire naturelle de la société ». C’est-à-dire qu’il veut rendre compte de la façon dont vivent ses contemporains, à la fois à Paris et en province. Il raconte aussi bien la vie des riches et des puissants que celle des pauvres et des faibles. Plus ambitieux encore, il veut parler de tout le réel, de tous les sujets, qu’ils soient beaux ou laids, et il veut tout expliquer.

Attention

Le sociologue étudie les faits sociaux humains avec une méthode précise et scientifique qui s’appuie sur l’observation des comportements de l’humanité. Certes, un écrivain ne s’appuie par nécessairement sur des personnes réelles, même s’il s’en inspire plus ou moins directement. La plupart des personnages de Balzac sont de pures inventions. Pourtant, l’objectif est bien le même que celui du sociologue : il faut faire vrai et dire la vérité derrière la fiction.

L’exigence de vérité de La Comédie humaine va changer de manière profonde et pour longtemps la façon d’écrire des romans. Le réalisme de Balzac a valeur de témoignage, et les influences mystiques ou fantastiques ne servent qu’à mieux proposer une vision générale du monde.

Exemple

La Peau de chagrin, un des premiers romans de La Comédie humaine, malgré la dimension magique qui traverse l’intrigue, cherche à faire le portrait social d’une jeunesse parisienne ambitieuse et donne une idée du comportement des nouveaux riches.

Des personnages et des thèmes atypiques

La Comédie humaine se structure en trois grandes parties :

• Études de mœurs
• Études philosophiques
• et Études analytiques.

La Peau de chagrin est placée en 1834 dans la partie des Études philosophiques. Mais ce n’est pas un roman comme les autres. En effet, Balzac explique qu’il est « la clé de voûte qui relie les études de mœurs aux études philosophiques par l’anneau d’une fantaisie presque orientale où la vie elle-même est prise avec le Désir, principe de toute passion ».

Le désir qui ronge Raphaël et qui se matérialise à travers un chagrin de plus en plus petit est donc symbolique de la force de vie qui s’empare d’un très grand nombre des personnages de Balzac. Il est vrai que ces derniers traversent la hiérarchie sociale avec fulgurance, connaissant de brillantes ascensions, ou au contraire subissant de cinglantes déchéances.

Définition

Chagrin :

Cuir fabriqué à partir de la peau d’un mulet.

Ces deux mille quatre cent soixante-douze personnages ont toutes les professions, du curé au notaire en passant par la prostituée ou le préteur sur gage. Balzac cherche à montrer que le milieu dans lequel vivent les humains façonne leur personnalité et prépare leur destin.

Exemple

Si Raphaël de Valentin n’avait pas de jeunes amis joueurs et jouisseurs comme Rastignac, s’il ne fréquentait pas un monde dans lequel on est prêt à tout pour gagner de l’argent, il n’aurait probablement pas tout perdu au jeu au début du roman, et n’aurait certainement pas cherché à se suicider.

Balzac s’amuse à créer des personnages qui sont des doubles de lui-même. Mais parfois, il crée des personnages si différents entre eux qu’ils sont des exacts contraires. Par ce système, il peut montrer des points de vue opposés sur ses thèmes de prédilection : l’argent, les artistes de génie, les militaires ou encore la justice sont des sujets qui se retrouvent partout dans La Comédie humaine.

À retenir

Parce qu’il s’agit d’un récit qui synthétise les thèmes majeurs de La Comédie humaine et qu’il rend compte des différents types de personnages qui s’y croisent, La Peau de chagrin est un bon exemple de la densité du génie de Balzac qui cherche à mêler la beauté et la connaissance, le divertissement et l’instruction.

Le héros romantique

Raphaël de Valentin est un personnage exemplaire de cette myriade d’individualités que met en scène Balzac, parce qu’il suit un parcours bien balisé dans le roman entre deux extrêmes : l’extrême de la débauche et l’extrême de la sagesse. Le cadre urbain et bourgeois dans lequel il évolue représente un espace-temps privilégié pour que soit mis en évidence ce cheminement.

Un roman d’apprentissage

Le roman d’apprentissage, qui peut aussi être qualifié de roman d’initiation, devient très populaire à la fin du XVIII^e siècle. Le romancier choisit un héros, la plupart du temps jeune, qui va traverser des événements très forts qui vont lui permettre de découvrir le sens de la vie. Raphaël est un héros typique de roman d’apprentissage du fait de son portrait physique et de son portrait moral. D’un côté il est jeune et séduisant, de l’autre il est pauvre, mélancolique et attiré par le monde des bourgeois. Pour ces raisons, il est également possible d’affirmer qu’il est un personnage romantique.

Définition

Romantisme :

Courant littéraire et artistique qui se développe dans la même période que celle pendant laquelle Balzac écrit ses livres. La valorisation du désir, de la nature, du moi ou de la spiritualité caractérise ce mouvement.

Si Raphaël fait l’apprentissage de quelque chose, ce n’est ni plus ni moins que du sens de la vie elle-même. Son dilemme fondamental est le suivant : faut-il vivre avec excès ou avec retenue ?

Définition

Dilemme :

Choix difficile à faire parce que les deux options ne sont pas pleinement satisfaisantes.

Exemple

Le personnage de Taillefer résume de la façon suivante le problème existentiel qui tiraille le groupe d’amis au début du roman :
« En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyr des passions, voilà notre arrêt. »

Raphaël ne parviendra à trouver une réponse qu’après avoir traversé trois étapes.

• Dans un premier temps, il veut avoir de plus en plus de possessions : des biens, une femme riche, de nombreux amis superficiels, etc.
• Dans un second temps il va découvrir, grâce à la peau de chagrin, que la vie est brève et que cette folie de la possession est une façon de l’user et de la gaspiller, sans rien connaître de vrai et de profond.
• C’est ainsi que, dans un troisième temps, il atteint la sagesse : il refuse les futilités de ce monde et choisit un mode de vie simple et replié sur l’essentiel.

Raphaël est donc un jeune homme qui voit sa vigueur s’éteindre précocement (il meurt à vingt-six ans). Il s’épuise et quand il se rend compte qu’il passe à côté de l’essentiel, il est trop tard pour opérer un demi-tour. C’est pourquoi Balzac ne choisit pas au hasard le nom de famille de son héros, « De Valentin », dans le sens où « Valentin » vient de la même racine latine que celle qui forme l’adjectif « vaillant ». De Valentin est effectivement celui qui perd de sa vaillance avec le temps.

Le cadre : Paris en 1830

Pour décrire l’itinéraire d’un être qui est fasciné par le luxe et les excès, il faut le faire évoluer dans un milieu dans lequel il va pouvoir rencontrer de nombreuses tentations. Ainsi, le Paris bourgeois de 1830 est idéal. Le lecteur suit Raphaël dans la capitale française, sur les quais de la Seine, dans les jardins du palais royal, dans ses différents appartements, etc. C’est que le héros cherche à conquérir les gratitudes d’une société dominante qui possède à la fois le pouvoir et l’argent. D’ailleurs, son ami Rastignac lui déconseille de travailler, et l’encourage plutôt à se faire de bonnes relations, à se trouver un protecteur.

Les descriptions de Balzac de la ville et des salons sont très précises, comme s’il cherchait à faire une photographie de la vie mondaine de l’époque. Son idée est de montrer au lecteur l’énergie et l’opulence de cette époque tout en soulignant la vanité des gens de ce monde, qui s’attachent à des plaisirs inutiles.

Définition

Vanité :

Se dit de quelque chose, ou de quelqu’un, dont la réalité ou la qualité est surévaluée, fausse ou illusoire.

Attention

Le point de vue de Balzac sur la société parisienne de son temps est donc ambivalent : s’il salue d’une main la beauté et l’inventivité qui naissent dans ce lieu, de l’autre main il déplore le vide qui l’habite et dans lequel se noient tous les idéaux.

Une réflexion sur le désir

Le roman d’apprentissage est un genre édifiant, qui permet au lecteur de se divertir tout en tirant une leçon morale de sa lecture. Toutefois, La Peau de chagrin n’est pas classé dans les Études de mœurs, mais bien dans les Études philosophiques. C’est une preuve que l’auteur ne cherche pas seulement à faire prendre du bon temps à son lecteur ou à lui donner un exemple d’une vie dissolue.
En effet, La Peau de chagrin a aussi une dimension théorique très appuyée qui permet à Balzac d’élaborer une pensée complexe sur le rapport de l’humanité à ses désirs.

Définition

Édifiant :

Qui invite à la vertu.

L’énergie vitale

L’hypothèse portée par le roman est assez simple : l’énergie du désir et de la passion épuise les forces humaines. Pour vivre plus longtemps, il faut donc choisir une vie modérée. Balzac pense que chaque être dispose d’une quantité précise d’énergie à la naissance. Ainsi, ce qu’il appelle la « vie », ce serait l’espace et le temps pendant lequel cette énergie s’épuise. La grande question que se pose son personnage, Raphaël, est donc assez élémentaire : peut-on accélérer ou ralentir le processus ? Et c’est pourquoi il cherche à écrire un livre, La Théorie de la volonté, dans lequel il se demande s’il suffit de vouloir vivre plus longtemps pour y parvenir.

Le récit est parcouru de joutes oratoires de Raphaël avec ses amis. Ces dialogues prouvent à quel point il aime raisonner, comme ici, quand il réfléchit avec Émile à la différence entre raison et folie :

Citation

« Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés ! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas, tôt ou tard, le même ? »

Chapitre I, le talisman

Définition

Joute :

Synonyme de « combat », ou d’« affrontement ».

Dans le raisonnement de Raphaël, il y a donc une tension forte entre ce qu’il veut faire de sa vie, et ce qu’il peut en faire. Le pacte qu’il passe avec l’antiquaire qui lui vend la peau de chagrin semble résoudre cette tension inconfortable, puisque la peau semble permettre de rendre les désirs possibles.

Voici comment est résumé sur la peau de chagrin le contrat qui engage Raphaël :

Citation

« Si tu me possèdes, tu posséderas tout.
Mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a
voulu ainsi. Désire, et tes désirs
seront accomplis. Mais règle
tes souhaits sur ta vie.
Elle est là. À chaque
vouloir je décroîtrai
comme tes jours.
Me veux-tu ?
Prends. Dieu
t’exaucera.
Soit ! »

On comprend facilement ce qu’il y a de risqué et de malhonnête dans un tel engagement : Raphaël se sacrifie pour pouvoir avoir une existence plus intense, mais au seuil de la mort il regrette d’avoir perdu son énergie pour réaliser des désirs inutiles.
L’accord passé entre Raphaël et l’antiquaire, par le biais de la peau, a donc quelque chose de diabolique. D’ailleurs, avec cette scène, Balzac réécrit ouvertement le célèbre mythe de Faust, inventé par Goethe, un écrivain allemand, dans une pièce de théâtre en 1808. Dans ce drame, Faust est un savant génial qui accepte de vendre son âme au diable pour acquérir toutes les connaissances possibles de l’univers. Ce pacte, bien sûr, le mènera à sa perte.

Le constat philosophique de Faust et de La Peau de chagrin est donc le même : la passion de celui qui en veut toujours plus peut troubler son esprit.

La question du corps

Si la notion d’énergie peut paraître un peu abstraite, il est une surface concrète sur laquelle l’épuisement vital est bien visible : le corps. Balzac concrétise, incarne, le raccourcissement de l’énergie de Raphaël à travers la peau de chagrin d’abord, qui rétrécit à chaque nouvel excès des sens de son propriétaire ; et à travers le corps de Raphaël ensuite, qui vieillit prématurément, s’abîme, au fur et à mesure que le héros se noie dans la débauche.

Définition

Incarnation :

Manifestation concrète d’une idée abstraite.

Les désirs de l’esprit, la connaissance ou la possession, sont montrés en miroir avec les désirs du corps dans La Peau de chagrin, c’est-à-dire le plaisir sexuel, la gourmandise, la paresse, etc. Dans la troisième partie du roman, « L’Agonie », Raphaël n’est plus préoccupé que par la conservation physique de ses facultés. Son corps, qui le fait souffrir mais qui est son bien le plus précieux, est un poids dont il faut s’occuper avec attention.

Par exemple, paniqué par l’idée de la maladie et de la souffrance, Raphaël voit dans la médecine l’unique remède à sa malédiction :

Citation

« Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. »

Attention

La question de l’apparence physique vient parfois bouleverser le questionnement philosophique. En effet, alors que Raphaël devrait se poser des questions sur la moralité de son comportement, il va plus souvent être intéressé par les soins qu’il pourrait procurer à son enveloppe charnelle.

Définition

Charnel :

Qui a rapport à la chair, au corps.

À retenir

Il est logique que l’opposition entre Fœdora et Pauline domine le déroulement de l’intrigue puisque le tiraillement de Raphaël entre ces deux femmes symbolise le bouleversement spirituel et physique que sème chez lui le désir. À travers ces deux personnages féminins, on comprend comment le héros est partagé entre l’amour et la passion, la raison et la déraison.