L’impossible amour : Roméo et Juliette, Shakespeare
Introduction :
Avec Roméo et Juliette, Shakespeare crée un mythe qui influence l’imaginaire collectif depuis sa première représentation en 1597. Cette histoire d’amour passionnée et tragique met en scène un couple en s’inspirant librement de Tristan et Iseult.
L’universalité de cette pièce tient peut-être dans les audaces formelles proposées par l’auteur. Shakespeare bouleverse le spectateur en brisant les codes de la dramaturgie de son temps et en proposant une esthétique baroque qui s’appuie sur des ruptures de tons et des thèmes renouvelés. Comment la pièce de Roméo et Juliette confère-t-elle une intensité nouvelle au motif de l’amour au théâtre ?
Après une étude du contexte d’écriture de la pièce, nous étudierons les contrastes scénographiques et stylistiques qui permettent d’affirmer qu’il s’agit d’une œuvre baroque. Enfin, nous interrogerons les procédés d’écriture qui rendent ces héros légendaires.
Le XVIe siècle : un monde en transformation
Le XVIe siècle : un monde en transformation
Le théâtre élisabéthain
Le théâtre élisabéthain
La reine Élisabeth Ire (entre 1558 et 1603) a mené une politique de protection des arts. Sous son règne, le théâtre se professionnalise : des troupes se forment et donnent des représentations dans des salles gérées par des entrepreneurs de spectacle.
Comédiens et metteurs en scène, jusqu’alors itinérants, bénéficient de salles dans lesquelles travailler.
En 1599 est créé le théâtre du Globe à Londres, resté célèbre pour avoir abrité de nombreuses représentations de Shakespeare.
Le théâtre du Globe présentait l’originalité d’être rond, il avait la forme d’un œuf. Loin d’être un détail, cette audace architecturale rompt avec les traditionnels tréteaux droits sur pilotis hérités des représentations des farces médiévales et s’inspire davantage des théâtres antiques. Plus de spectateurs peuvent être contenus dans le bâtiment et les personnages sont aperçus sous des points de vue variés, ce qui rend la représentation plus dynamique.
Le théâtre itinérant donnait généralement lieu à des représentations en plein air. Les salles de théâtre impliquent désormais de payer un droit d’entrée. Celui-ci peut être modeste, pour des places de parterre (le public reste debout), ou plus élevé pour des places assises dans les loges ou les gradins.
- Un public qui assiste à ces représentations est donc socialement divers, regroupant des milieux différents.
Shakespeare et son époque
Shakespeare et son époque
Les pièces de Shakespeare témoignent de cette diversité en variant les registres, touchant ainsi un large public, tant populaire que cultivé.
Roméo et Juliette est une histoire d’amour à laquelle s’ajoute un conflit entre deux clans ; La Tempête est une histoire de magie et de forces surnaturelles, doublée d’une intrigue amoureuse et d’une conspiration politique.
Ce sont ces mélanges qui confèrent aux thèmes abordés par Shakespeare une dimension universelle, même lorsque ceux-ci sont ancrés dans une époque historique précise. Ainsi, Richard III est une pièce historique inspirée de la vie du roi anglais, mais sa mise en scène de l’ambition humaine et de la jalousie en fait une pièce intemporelle.
Genèse de Roméo et Juliette
Genèse de Roméo et Juliette
On suppose aujourd’hui que Shakespeare termine sa pièce en 1594 et que celle-ci est représentée en 1597.
Roméo et Juliette s’inspire d’un conte italien en vers traduit en anglais en 1562 et adapté en prose par Wiliam Painter en 1582.
Mais l’héritage le plus important pour comprendre la dramaturgie de la pièce vient du récit médiéval Tristan et Iseult. C’est le premier grand texte à opposer de nombreux obstacles aux amants, à présenter une relation amoureuse dans laquelle l’amour lui-même est chéri davantage que la figure de l’autre, et à lier si fortement cet amour à la mort.
Ce n’est pas Shakespeare qui invente ces personnages emblématiques.
Les nombreux travaux de traduction en font une œuvre palimpseste aux colorations diverses.
Palimpseste :
À l’origine, un palimpseste est un parchemin sur lequel le texte a été gratté afin de le recouvrir d’un nouveau texte.
Par extension, le mot désigne une œuvre laissant apparaître des vestiges de ses versions antérieures.
Une pièce faite de contrastes
Une pièce faite de contrastes
Des défis scénographiques
Des défis scénographiques
Le théâtre de Shakespeare, et plus particulièrement Roméo et Juliette, suggère une mise en scène induite par sa dramaturgie.
Dramaturgie :
La dramaturgie est l’art de transposer un récit dans une écriture théâtrale. Elle comprend non seulement les paroles échangées par les personnages, mais également leurs gestes et leurs déplacements.
L’intrigue est marquée par la mort de quatre personnages : Mercutio, Tybalt, Roméo et Juliette. Tous meurent sur scène.
En outre, on retient généralement le thème amoureux de la pièce en omettant les nombreuses scènes de bataille violentes.
Les combats ne sont pas rapportés mais se déroulent directement sur scène, sous les yeux des spectateurs, ce qui tranche avec les conventions théâtrales habituelles.
Cette thématique interroge la scénographie : s’il est commun de représenter des combats sur scène, l’abondance de ces combats et la rapidité de leurs enchainements, mêlée à la richesse de la cadence du vers shakespearien, rend leur représentation et leur exécution ardues
Scénographie :
La scénographie est l’organisation d’une scène théâtrale, des décors, des costumes, c’est-à-dire de tout ce qui utilise et valorise l’espace.
La grande diversité des décors accentue ce défi scénographique.
Sont représentés plusieurs rues ou places de Vérone, la cour de la maison des Capulet et celle des Montaigu, l’intérieur de la maison des Capulet, la chambre de Juliette, le jardin des Capulet, la cellule du frère Laurent, le tombeau des Capulet, le cimetière et la ville de Mantoue.
Au dernier acte, Roméo est à Mantoue, puis dans la boutique d’un apothicaire, puis de retour à Vérone au cimetière. On suit même le frère Laurent dans sa cellule.
À l’époque de Shakespeare, les théâtres de Londres étaient aménagés de telle sorte que le passage rapide d’un décor à un autre était possible.
- La scène comportait un proscenium, c’est-à-dire un plateau surélevé qui s’avançait au milieu du public et créait un deuxième espace qui permettait de représenter des scènes d’extérieur, par exemple des scènes de bal.
- En fond de scène était installée une alcôve fermée par des rideaux, appelée inner stage (scène intérieure), qui permettait de matérialiser les scènes d’intérieures, par exemple la chambre de Juliette.
- Au-dessus de la scène proprement dite s’élevaient des galeries, qui créaient de nouveaux espaces et pouvaient représenter des balcons ou des zones intermédiaires.
Cette diversité dramaturgique alimente les caractéristiques d’une pièce de style baroque.
Thèmes et esthétique baroque
Thèmes et esthétique baroque
Baroque :
Le baroque désigne un mouvement littéraire qui s’est développé au XVIe et XVIIe siècles et qui privilégie le mouvement, les ornements, une certaine liberté dans le choix des thèmes abordés et une irrégularité des formes.
Les thèmes abordés dans Roméo et Juliette sont éminemment baroques : la mort des personnages principaux, mais aussi tout le jeu d’illusion (Roméo croit Juliette morte alors qu’elle ne l’est pas) qu’alimente la magie (la potion que Juliette prend pour se faire passer pour morte).
Roméo et Juliette se caractérise également par le mélange des registres. Classée parmi les tragédies, conformément à son dénouement tragique, la pièce recèle pourtant de nombreux passages comiques, voire relevant du registre grivois.
Dans la scène 4 de l’acte II, alors que Roméo revient tout juste de sa première entrevue avec Juliette puis de chez frère Laurent, il croise Mercutio et Benvolio qui le taquinent parce qu’il s’est éclipsé la veille.
S’en suit un très long échange de plaisanteries diverses, certaines très grossières, d’autres très raffinées, qui commence ainsi :
« ROMÉO :
Pardon, mon cher Mercutio, j’avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.
MERCUTIO :
Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour…
ROMÉO :
Pour tirer sa révérence.
MERCUTIO :
Merci. Tu as touché juste.
ROMÉO :
C’est l’explication la plus bienséante.
MERCUTIO :
Sache que je suis la rose de la bienséance.
ROMÉO :
Fais-la-moi sentir.
MERCUTIO :
La rose même !
ROMÉO , montrant sa chaussure couverte de rubans :
Mon escarpin t’en offre la rosette !
MERCUTIO :
Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu’à ce que ton escarpin soit éculé : quand il n’aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.
ROMÉO :
Plaisanterie de va-nu-pieds ! »
Roméo et Juliette, II, 4. Traduction Victor Hugo, 1868.
Mercutio et Roméo jouent sur des doubles sens à connotation sexuelle.
Roméo souligne le sous-entendu en faisant mine de l’éviter, lorsqu’il parle de « tirer sa révérence ». Mercutio change de registre lorsqu’il plaisante sur le fait même de plaisanter, jouant sur la métaphore de la chaussure.
Une « pointe », en effet, désigne le bout d’une chaussure mais également une plaisanterie fine et acérée.
« Éculé » signifie « abimé », ce qui s’applique à la chaussure, mais également à une plaisanterie « trop souvent utilisé » et donc lassante.
La nourrice de Juliette est également un personnage comique, mais à ses dépens. Dans la même scène, lorsqu’elle rejoint Roméo, Mercutio en profite pour se moquer d’elle :
« LA NOURRICE :
Pierre !
PIERRE :
Voilà !
LA NOURRICE :
Mon éventail, Pierre.
MERCUTIO :
Donne-le-lui, bon Pierre, qu’elle cache son visage, son éventail est moins laid.
LA NOURRICE :
Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !
MERCUTIO :
Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme !
LA NOURRICE :
C’est donc déjà le soir ?
MERCUTIO :
Oui, déjà, je puis vous le dire, car l’index libertin du cadran est en érection sur midi.
LA NOURRICE :
Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?
ROMÉO :
Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même. »
Roméo et Juliette, II, 4. Traduction Victor Hugo, 1868.
La légèreté de Mercutio est ici mise à profit pour tourner la vieille nourrice en ridicule. Par ailleurs, elle permet de nouvelles allusions égrillardes qui plaisent au public.
Ces scènes de comédies très légères contrastent avec les moments amoureux où Roméo et Juliette expriment toute l’intensité de leurs sentiments, et avec les scènes épiques et tragiques de combat.
Des jeux d’opposition
Des jeux d’opposition
Roméo et Juliette est une pièce toute en contrastes, mêlant amour et haine, douceur et violence, humour et tragédie.
Le baroque aime particulièrement les jeux d’opposition : réel/illusion, ou mensonge/vérité par exemple.
On note également, dans Roméo et Juliette, l’opposition très marquée entre des scènes de jour et des scènes nocturnes.
Selon le choix du metteur en scène, on assiste à une alternance de lumières fortes et de lumières faibles et ciblées. Ainsi, la fenêtre de Juliette est la seule source de lumière de la maison des Capulet, tandis que l’obscurité de la nuit permet aux amants de se dissimuler.
Aux décors de rues ou de cours de maisons s’opposent la chambre de Juliette et la cellule du frère Laurent, qu’on peut imaginer percée elle aussi par une faible lumière.
- L’espace symbolique de cette cellule est celui de l’intériorité et de la réflexion.
D’ailleurs, Frère Laurent est un personnage énigmatique, sachant l’art des potions, comme un alchimiste, mais appartenant à l’Église ; intermédiaire entre les hommes et Dieu, c’est également lui qui, involontairement, sera la cause du drame final.
Les accessoires occupent un rôle symbolique tout aussi important.
- Potion, poison et poignard sont les trois objets qui précipitent le dénouement.
Ils peuvent donner lieu à une représentation appuyée : on imagine notamment le geste tragique de Juliette enfonçant le poignard dans sa poitrine avant de se laisser tomber sur le corps de Roméo.
Roméo et Juliette, James Bertrand, huile sur toile. On aperçoit en bas à droite le poignard et la fiole de poison.
Autre accessoire important, l’échelle dont se sert Roméo pour rejoindre Juliette après leur mariage.
- Elle est le symbole de leur réunion, désormais autorisée par la morale puisqu’ils sont mariés.
Mais c’est également l’occasion d’un mouvement du bas vers le haut, mouvement d’élévation de l’âme autant que du corps : une transcendance qui contraste avec la circulation horizontale des personnages d’une maison à l’autre.
Roméo et Juliette, Ford Madox Brown, huile sur toile, entre 1969 et 1870, Delaware Art Museum. Roméo, en haut de l’échelle le menant au balcon de Juliette.
Cette esthétique baroque est cohérente avec la construction du thème amoureux.
- Shakespeare ne donne pas à voir une représentation idéalisée de l’amour.
Ce mélange des genres et les différents enjeux qui se répondent interrogent la question amoureuse sous tous ses aspects. Glissant du tragique au grotesque dans une conception de la relation à l’autre bien différente de la nôtre, Roméo et Juliette ne se limite pas à une simple représentation larmoyante de l’amour, mais offre une multitude d’interprétations de ce sujet au gré des transgressions morales, des manipulations du langage, et de l’élaboration d’un mythe.
Un amour tragique ?
Un amour tragique ?
L’inconstance amoureuse
L’inconstance amoureuse
L’amour représenté n’est ni absolu, ni exclusif.
Au début de la pièce, Roméo parle de l’amour profond et douloureux qu’il éprouve pour Rosaline. Il s’isole de tous, erre seul la nuit et s’enfonce dans la mélancolie.
Il lui suffit pourtant de poser les yeux sur Juliette pour oublier aussitôt Rosaline. Le frère Laurent lui reproche d’ailleurs cette inconstance, mais Roméo s’en justifie : son amour pour Juliette est partagé, contrairement à celui qu’il éprouvait pour Rosaline.
- Cela revient à dire que la réciprocité est le moteur principal de ses sentiments !
Devant la rapidité de ce volte-face et de ce nouvel amour, on peut bien sûr s’interroger sur la profondeur de l’amour unissant Roméo et Juliette.
D’autant que ces deux enfants (Juliette s’apprête à fêter ses quatorze ans) sont tout juste pubères.
En outre, les deux amants décident de se marier dès qu’ils se sont avoués leur amour, convaincus de la nécessité de ne plus se séparer mais aussi de celle de consommer au plus vite leur union.
Roméo et Juliette n’est pas l’histoire d’un long amour, mais celui d’une passion soudaine.
Les deux héros ne se rencontrent que cinq fois : lors du bal ; sous la fenêtre de Juliette pendant la même nuit ; chez le frère Laurent pour leur mariage ; pendant la nuit qui suit, où Roméo rejoint Juliette ; et enfin au tombeau des Capulet.
- Après leur nuit de noce, ils sont réunis par la mort, seul moyen digne de sceller leur amour pour l’éternité.
Le langage amoureux
Le langage amoureux
Pourtant, la rapidité de cet amour est également le signe de sa sincérité.
Juliette joue à cet égard un rôle moteur. C’est parce qu’elle parle à voix haute de son amour naissant pour Roméo que celui-ci ose se montrer à elle et lui avouer ses sentiments.
Certes, c’est le hasard qui intervient en leur faveur, mais en d’autres occasions, Juliette n’hésite pas à sortir de la réserve et de la timidité inhérentes à son jeune âge.
Alors que Roméo vient tout juste de lui avouer son amour, elle lui répond :
« JULIETTE :
Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m’as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j’ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, si tu m’aimes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m’y déciderait… En vérité, beau Montaigu, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, si tu n’avais pas surpris, à mon insu, l’aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse que la nuit noire t’a permis de découvrir. »
Roméo et Juliette, II, 2. Traduction Victor Hugo, 1868.
Elle décide explicitement d’abandonner les convenances et couvre Roméo de mots doux (« gentil Roméo », « beau Montaigu »). Elle fait elle-même référence à sa conduite étonnante lorsqu’elle dit que cette dernière semble « légère ». Cependant, elle cherche tout de même à s’en justifier.
Personnage décidé et fort, c’est également Juliette qui propose le mariage à Roméo :
« JULIETTE :
Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l’intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu’à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur jusqu’au bout du monde ! »
Roméo et Juliette, II, 2. Traduction Victor Hugo, 1868.
- Une seule réplique a scellé leur destin.
Il faut se représenter les deux personnages séparés par la distance, Juliette dans sa chambre, en hauteur, et Roméo quelques mètres au-dessous. Le langage devient le seul outil d’expression de leur amour et remplace les gestes :
« JULIETTE :
Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?
ROMÉO :
Le solennel échange de ton amour contre le mien.
JULIETTE :
Mon amour ! je te l’ai donné avant que tu l’aies demandé. Et pourtant je voudrais qu’il fût encore à donner.
ROMÉO :
Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?
JULIETTE :
Rien que pour être généreuse et te le donner encore. »
Roméo et Juliette, II, 2. Traduction Victor Hugo, 1868.
« Donner son amour », dans ce langage amoureux, n’est pas une abstraction : c’est non seulement un serment, mais un geste aussi marqué que celui de donner un baiser. S’en suit tout un jeu amoureux où Juliette quitte la fenêtre car la nourrice l’appelle, mais revient plusieurs fois dire un « dernier » mot à Roméo, ni l’un ni l’autre n’ayant l’envie ou le courage de mettre fin à cet échange.
Cette place importante laissée aux subtilités du lexique amoureux se perçoit davantage dans la version originale de la pièce, en anglais. Par exemple, comment traduire et interpréter cette expression « You kiss by the book » utilisée par Juliette après sa première rencontre avec Roméo ? Cela signifie-t-il que Roméo la séduit selon les règles de l’amour courtois, ou qu’il l’embrasse saintement, ou bien encore qu’il lui ravît ce qu’il y avait de pur en elle par son geste ? La finesse de l’expression anglaise n’est pas tout à fait restituée dans la traduction la plus courante en français : « Il y a de la religion dans vos baisers. »
Un amour mythique
Un amour mythique
La précipitation de cet amour les conduit à la mort.
Leur mariage semble un acte irréfléchi ; plus encore, le suicide de chacun des deux amants confronté au spectacle de la mort de l’autre apparaît comme une ironie du sort tant cette mort était évitable.
- Un dénouement heureux était possible jusqu’au tout dernier moment : si Roméo avait compris que Juliette n’était pas morte, il aurait pu l’emmener avec lui à Mantoue.
On peut interpréter cette malédiction comme une critique de l’amour passionnel. Cependant, Shakespeare souligne plutôt la responsabilité du hasard, d’un côté, et de la haine politique des deux clans de l’autre.
Le prologue affirme que Roméo et Juliette sont nés « sous des étoiles contraires » : c’est la fatalité qui est en cause et non leur responsabilité personnelle.
Cette métaphore cosmique insiste sur les tension mystiques qui traversent le roman et participe à la construction de la légende amoureuse. L’apparente hybridité de la pièce, les incohérences et les jeux d’opposition, encouragent l’émergence du mythe amoureux de Roméo et Juliette.
Conclusion :
La richesse de Roméo et Juliette tient dans sa puissance d’hybridation. Si cette histoire peut être lue comme une simple amourette entre adolescents, elle est aussi comprise comme une tragédie universelle pleine de noblesse, condamnant la haine et la violence. Juliette est le personnage le plus contradictoire : à la fois adolescente trop sensible et héroïne courageuse agissant à contre-courant de sa famille et de son époque.
Le contexte historique de la pièce, qui se déroule en Italie, n’est qu’un prétexte, auquel les spectateurs prêtent sans doute moins attention qu’au contraste entre l’amour et les obstacles qui l’entravent. Siècle après siècle, la fascination pour ce couple mythique perdure, comme en témoignent les nombreuses reprises de l’intrigue, et notamment le succès, au cinéma, du film Roméo + Juliette réalisé par Baz Luhrmann en 1996. Roméo et Juliette sont désormais des personnages intemporels.