Gargantua - Partie 2
Gargantua, Rabelais : l'éducation par le rire
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Introduction :
Le rire que cherche à provoquer Rabelais avec Gargantua est avant tout un rire offensif. C’est-à-dire que c’est un rire qui cherche à pourfendre l’autorité de l’église, l’absurdité des guerres qui se multiplient et l’austérité de l’enseignement des clercs. En effet, avant la Renaissance, l’enfant est vu comme un être qui a une propension à faire le mal, et qui doit être dressé comme un animal. Cependant, on ne s’attaque pas impunément à une institution séculaire. Voilà pourquoi Rabelais choisit Alcofribas Nasier, anagramme de son nom complet, pour publier ses saillies et résister à la censure qui ne cesse de le poursuivre. Il part du principe qu’on ne convainc efficacement que par la joie. Ainsi, dans cette leçon, nous nous demanderons comment le rire est une arme au service de la satire.
Dans un premier temps, nous nous attacherons à comprendre avec quelles techniques littéraires Rabelais parvient à nous faire rire. Nous verrons que les géants, l’obscénité et le carnaval sont des motifs privilégiés de son humour. Puis, dans un deuxième temps, nous identifierons les cibles de ses attaques : les va-t-en-guerre et certains religieux. Nous pourrons ainsi comprendre les principes éducatifs qui sous-tendent cette surenchère de dérision dans Gargantua.
Écrire pour faire rire
Écrire pour faire rire
Dans l’avis au lecteur de Gargantua, il est possible de lire : « Mieux est de ris que de larmes écrire – Pour ce que rire est de propre de l’homme ». C’est qu’avant d’être un outil de la satire, le rire est une propension naturelle, que la littérature est censée exalter. Ainsi, Rabelais déploie des trésors de rhétorique pour donner l’impression au lecteur que le narrateur est en train de lui raconter, presque oralement, une histoire désopilante.
Le comique sert à faire l’éloge de l’humain, à l’intérieur d’un monde où les valeurs sont renversées. En effet, l’inversion du bien et du mal, du haut et du bas, du grand et du petit, du beau et du laid, etc. est un trait constant de l’esthétique de Rabelais. Précisément, nous allons voir que ce principe de renversement systématique est le propre d’une littérature carnavalesque. Comme l’écrit Mikhaïl Bakhtine dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, il y a une « vérité joyeuse » qui se dégage de ce plaisir à tout chambouler.
Le folklore du géant
Le folklore du géant
Gargantua et toute sa famille sont des géants. Rabelais est loin d’être le premier écrivain à inventer une histoire qui raconte la vie d’un être fabuleux d’une taille prodigieuse. Mais il ne puise pas tant dans les récits érudits que dans les légendes orales pour forger le caractère et l’aspect de son personnage. En ce sens, on peut dire qu’il s’appuie sur un folklore populaire.
Folklore :
Ensemble de traditions et d’arts populaires d’un pays ou d’une région.
L’un des premiers géants connus de notre culture est Hercule, un demi-dieu qui, comme Gargantua, terrasse des géants maléfiques, boit et mange abondamment, parle beaucoup et conquiert des contrées. À sa manière, Gargantua aussi a quelque chose de divin. En effet, il crée des montagnes en débarrassant la boue de ses chaussures, il fabrique le fleuve du Rhône avec son urine, etc. De plus, il naît par l’oreille de sa mère, comme le dieu Dionysos qui sort de la cuisse de Zeus.
Gargantua à table, gravure de Gustave Doré
On le voit, le gigantisme, en tant que caractéristique physique ou comme appétit, est à l’origine du rire rabelaisien.
Gigantisme :
Caractère de ce qui est démesurément grand.
D’une part, tout est disproportionné autour de Gargantua. Le lecteur se rend compte de son aspect monstrueux et de sa grandeur corporelle parce qu’il évolue au milieu des humains, dans un monde qui a, parfois, les mêmes mesures que les nôtres.
La force extraordinaire du petit Gargantua, qui se ressent dans la fabrication de ses chevaux de bois, a quelque chose de comique :
« Lui-même il fit d’une grosse poutre un autre cheval pour la chasse, un autre d’un fut de pressoir pour tous les jours, et d’un grand chêne une mule avec sa housse pour rester chez soi. Et il en eut encore dix à douze pour les relais et sept pour la poste. Et il les mettait tous à coucher près de lui. »
Dans cet extrait, le lecteur comprend que le héros est capable de déraciner des arbres ou déconstruire des maisons, uniquement pour son amusement.
D’autre part, ce corps exceptionnel est doué d’un appétit exceptionnel. Gargantua est un personnage vorace, qui a aussi un grand appétit sexuel et une grande soif de connaissance.
Dès la naissance de l’enfant, cet appétit démesuré saute aux yeux. Ses premiers mots, aussitôt qu'il sort du ventre de sa mère, sont « À boire ! À boire ! À boire ! » :
« Et on fit venir pour lui dix-sept mille neuf cents vaches de Pontille et de Bréhémont pour l’allaiter quotidiennement. Car on ne put trouver de nourrice convenable dans tout le pays, en raison de la grande quantité de lait nécessaire pour l’alimenter, bien que certains docteurs scotistes aient affirmé que sa mère l’allaita et qu’elle pouvait tirer de ses mamelles quatorze cents pipes de lait à chaque fois, ce qui n’est pas vraisemblable […]
C’est ainsi qu’il vécut jusqu’à l’âge d’un an et dix mois ; à ce moment, sur le conseil des médecins, on commença à le porter, et on fit faire une belle charrette à bœufs de l’invention de Jean Denyau ; on le promenait de-ci de-là joyeusement […] »
Dans ce passage, il apparaît clairement que les quantités extraordinaires de vaches qu’il faut pour nourrir le bébé le conduisent à avoir une taille hors du commun.
Le style de Rabelais reflète ces exagérations. Entre autres figures de style identifiables qui vont dans ce sens, il est possible d’identifier l’utilisation récurrente de l’hyperbole ou de l’énumération. Par exemple, deux cent soixante-quatre mille cent dix-huit Parisiens sont noyés dans l’urine de Gargantua. Par ailleurs, la liste des jeux auxquels joue Gargantua au chapitre XX semble ne jamais vouloir en finir :
« Là, on jouait :
au flux,
au cent,
à la prime,
à la vole,
à la pille,
au triomphe,
à la Picardie,
à l’épinet,
[…] »
Il y a ainsi une liste de cent quarante-trois jeux pratiqués par le géant et ses amis. Tout ceci participe à la création d’un imaginaire occasionnellement grotesque, c’est-à-dire que le bizarre et le bouffon dominent l’esthétique générale de l’œuvre.
Toutefois ce grotesque n’interdit pas l’imaginaire sérieux. De plus, il ne faut pas le confondre avec le burlesque qui traverse aussi les lignes de Rabelais. Le burlesque tient aussi de la bouffonnerie et du comique, mais possède une dimension parodique supplémentaire.
Obscénité et imaginaire carnavalesque
Obscénité et imaginaire carnavalesque
Les obscénités présentes dans le roman ont fait l’objet de nombreuses attaques depuis la première publication de l’ouvrage. Les grossièretés ont pour Rabelais cet avantage de pouvoir susciter l’hilarité facilement.
Le chapitre 12, consacré à l’invention du « torchecul », baigne entièrement dans cet univers scatologique.
« Je me torchai une fois d’un foulard de velours de vos demoiselles, et m’en trouvai bien, car la mollesse de la soie me procurait au fondement une bien grande volupté ;
une autre fois d’un de leurs chaperons, et il en fut de même ;
une autre fois d’une écharpe ;
une autre fois d’une coiffe de satin cramoisi, mais un tas de petites boules dorées qui y étaient accrochées m’écorchèrent tout le derrière ; que le feu saint Antoine brûle le boyau culier de l’orfèvre qui les fit et de la demoiselle qui les portait ! »
Scatologie :
Propos ou discours qui traitent des excréments.
Pour Mikhaïl Bakhtine, cette présence du « bas corporel » dans Gargantua vise à bien plus qu’à faire rire. En effet, c’est une façon de proposer une vision subversive du monde. Par exemple, il faut voir derrière l’épisode du « torchecul » un épisode qui illustre l’intelligence du héros. En effet, celui-ci se pose des questions, entreprend des expérimentations, et trouve des solutions à ses problèmes. C’est une démarche pleinement scientifique digne des penseurs humanistes. La scatologie est là seulement pour remplacer les sujets habituellement sérieux des intellectuels, dont Rabelais se moque.
Dès lors, il est essentiel d’identifier dans son œuvre le retour constant de la thématique du carnaval. Depuis les « fêtes des fous » du Moyen Âge, le carnaval est un événement pendant lequel toutes les valeurs et les hiérarchies sont inversées. Les maîtres deviennent les servants, le beau devient laid, le laid devient beau.
L’ironie est au service d’un tel phénomène. Par cette façon de dire l’inverse de ce qu’on l’on pense, Rabelais ne touche les sujets de ses reproches qu’indirectement. Par exemple, au lieu de se moquer directement de ceux qu’il appelle les « sorbonnards », c’est-à-dire les enseignants de la Sorbonne qui diffusent un savoir lourd, il se contente de faire dire à l’un d’eux un charabia latinisant incompréhensible :
« Omnis clocha clochabilis, in clocherio clochando,
clochans clochativo clochare facit
clochabiliter clochantes. »
Si le rire est divertissant et apparaît sous la plume de Rabelais pour plaire au lecteur, il n’est jamais gratuit. Il est l’arme d’un combat spirituel fondé sur des effets de disproportion et de retournement.
La dérision au service de la satire
La dérision au service de la satire
Malgré son appétence pour le « bas corporel », ses apparentes mauvaises manières et son rire communicatif, le personnage du géant Gargantua n’est pas un imbécile. Il est un roi philosophe, qui reçoit une éducation riche et variée. Le véritable but du roman de Rabelais est de transmettre au lecteur les préceptes de cette éducation.
D’un côté, il est question d’éduquer Gargantua pour qu’il sache identifier qui sont ses ennemis. Dans cette perspective, le rire fait partie intégrante de son éducation et de la dimension satirique du roman. D’un autre côté, Rabelais élabore, derrière ces attaques par la dérision, un véritable programme d’éducation humaniste.
Satire :
Écrit qui critique avec virulence des mœurs, des idées ou des personnes.
Les cibles de la pensée : le sophisme, la guerre et la religion
Les cibles de la pensée : le sophisme, la guerre et la religion
Les intellectuels sophistes sont la première cible des attaques de Rabelais. Ce sont des précepteurs chargés d’éduquer les jeunes hommes selon des principes que Rabelais abhorre. Leur enseignement est strictement livresque : il ne s’appuie pas sur la vie réelle. Il consiste à tout apprendre par cœur et à répéter aveuglément. Enfin, il s’appuie sur des commentaires d’œuvres mais pas sur les œuvres elles-mêmes. Pour ces trois raisons, Rabelais se moque de cet enseignement qui rend Gargantua « fou, niais, tout rêveur et radoteur ». C’est d’ailleurs pour contrer cet abêtissement que le géant va recevoir une éducation toute nouvelle.
Sophisme :
Raisonnement qui part de véritables prémisses mais aboutit à des conclusions fautives.
Précepteur :
Enseignant particulier embauché par des familles fortunées.
La religion est une deuxième cible de Rabelais. En effet, il affiche des convictions personnelles courageuses pour son temps en reprochant aux discours théologiques d’imposer des interprétations, de multiplier des interdits, de s’appuyer sur de mauvaises traductions des textes saints, d’être hypocrites et d’avoir des représentants ridicules.
Théologie :
Du grec « theo », qui se rapporte au divin, et de « logos », le discours. C’est l’étude philosophique de la parole de Dieu.
Le roman n’est pas un pamphlet antireligieux ou athée. Au contraire, pour Rabelais il est plutôt question de proposer un nouveau rapport à la croyance et une nouvelle organisation des ordres religieux.
Dans le chapitre XXXVIII, Gargantua explique sans ambiguïté pourquoi il trouve les moines inutiles :
« De la même façon, un moine (je veux parler de ces moines oisifs) ne laboure pas comme le paysan, ne défend pas le pays comme l’homme de guerre, ne guérit pas les malades comme le médecin, ne prêche ni n’instruit le peuple comme le bon docteur évangélique ou le pédagogue, n’assure pas les aises et les besoins de la collectivité comme le marchand. C’est pourquoi ils sont raillés et détestés par tous. »
Toutefois, le frère Jean est un contre-modèle de ce portrait : c’est un moine combattant, plein de courage et informé des problèmes de la société.
Les représentations des conflits guerriers et du pouvoir politique font l’objet d’une autre satire importante de Rabelais. Grandgousier, le père de Gargantua, est un monarque pacifiste. Il promeut la paix et le dialogue pour apaiser les tensions entre rivaux. En ce sens, il s’oppose aux bagarreurs belliqueux qui engagent leur population dans la guerre, comme Picrochole.
Une scène de la vie de cour de Picrochole montre comment il abuse de son pouvoir, en faisant massacrer un de ses courtisans qui a agi trop impulsivement :
« Picrochole entre brusquement en fureur et, voyant l’épée et le fourreau tachés de sang, il dit : “T’avait-on donc donné cette arme pour tuer devant moi si méchamment mon bon ami Hastiveau ?”
Et il ordonna à ses archers de le mettre en pièces, ce qui fut aussitôt fait si cruellement que la chambre était toute pavée de sang. Puis il fit inhumer avec les honneurs le corps de Hastiveau, et jeter celui de Toucquedillon par-dessus les murailles dans le fossé. »
Le nouveau programme éducatif promu par Rabelais tend à tenir le prince à distance de cette cruauté et de cette violence.
Destruction du château du gué de Vède par Gargantua, gravure de Gustave Doré
Un programme éducatif révolutionnaire
Un programme éducatif révolutionnaire
La dérision et le rire sont au cœur du programme éducatif valorisé dans Gargantua, puisqu’ils sont deux symptômes d’intelligence. Cette éducation humaniste repose principalement sur un principe d’harmonie entre le corps et l’esprit, suivant la tradition éducative propre à l’antiquité.
Gargantua apprend donc les langues mortes ou étrangères, toutes les sciences, acquiert des connaissances dans tous les autres domaines, mais il reçoit également une éducation physique exemplaire et il s’entraîne au maniement des armes.
Pour Rabelais, il est inutile de demander à un enfant d’apprendre par cœur ou d’avoir une logique à toute épreuve. Ses maîtres doivent attendre de lui qu’il ait le sens pratique et l’esprit critique.
Une clé pour atteindre cet idéalisme humaniste, c’est la maîtrise de l’emploi du temps des élèves. L’objectif de cette maîtrise du temps est de condamner l’immobilité et de favoriser la stimulation de l’appétit pour les savoirs, pour le sport ou pour la nourriture. Même le jeu est une bonne occasion de s’instruire !
Voici un début de journée type de Gargantua. Toutes ces activités du chapitre XXI peuvent sembler épuisantes.
« Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait, on lui lisait quelque page des Saintes Écritures à voix haute et claire, avec la prononciation requise. […] Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là, son précepteur répétait ce qui avait été lu, lui exposant les points les plus obscurs et les plus difficiles. […] Ensuite, pendant trois bonnes heures, la lecture lui était faite.
Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient se divertir au Grand Braque ou dans les prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle, s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercé l’esprit.
Tous leurs jeux se faisaient librement, car ils abandonnaient la partie quand cela leur plaisait, et ils cessaient d’ordinaire lorsque la sueur leur coulait par le corps ou qu’ils étaient las. »
Cet emploi du temps est un idéal à atteindre. En aucun cas Rabelais n’imagine imposer un tel programme à un enfant dans la réalité. Ce qui compte, c’est l’idée générale de cette méthode.
Idéalisme :
Philosophie qui voit l’existence comme une idée générale.
La figure de l’altérité apparaît comme une figure cardinale de la pensée sur l’éducation dans Gargantua. Le héros se mesure à ses camarades en se battant avec eux, il teste ses idées en les comparant à celles des savants, il écoute la parole des bateleurs, etc.
Si la dérision dans Gargantua est au service d’une satire, c’est-à-dire d’une figure de rhétorique qui tend à l’exclusion de l’autre, les principes éducatifs qui sous-tendent la promotion de ce rire sont surtout un appel à ouvrir son esprit aux autres et à la richesse du monde. La philosophie de Rabelais, en somme, est une philosophie de la joie.
Illustration d’une édition de Gargantuadatant du XVIe siècle
Conclusion :
Ce cours avait comme ambition de montrer que la question du rire dans Gargantuaest intimement liée à celle de l’éducation. Ce rire, nous avons vu qu’il pouvait avoir de nombreuses facettes, notamment qu’il s’appuyait sur l’obscénité et le folklore des géants pour inventer un monde où les valeurs s’inversent. Ce sont alors les exagérations, les énumérations, les hyperboles, la parodie, l’ironie, qui donnent au grotesque tout son dynamisme.
De plus, il est apparu que ce rire avait une portée satirique, politique, d’une grande envergure. En effet, tout en fustigeant les sophistes, les rois sanguinaires et les clercs fainéants, Rabelais propose un programme éducatif exigeant, digne d’un penseur humaniste. En somme, Gargantua est un éloge vibrant à la sagesse, un appel lancé au lecteur à l’ouverture de son esprit et de son corps à toutes les manifestations de l’altérité.