Mes forêts, Hélène Dorion
Introduction
Lire Mes forêts d’Hélène Dorion c’est faire éclater des frontières : celles entre « l’espace du dedans », comme dirait Michaux, et l’espace du dehors, celles entre le passé, le présent et l’avenir, celles entre l’art et la vie. La poésie de Dorion est exploratoire. Par le motif de la promenade, elle permet de découvrir la nature sauvage canadienne, les inquiétudes intimes d’une intellectuelle qui est aussi une artiste contemporaine, la plasticité de la langue française, les métamorphoses possibles d’une société préoccupée par le développement des nouvelles technologies, etc.
Tous ces thèmes, universels, rétrospectifs ou prospectifs, sont pourtant traités dans l’immédiateté. Le « je » de Mes forêts est solidement ancré dans la profondeur de ses impressions et demeure au courant de l’actualité. Les balades au sein de forêts qui s’amenuisent, après le choc de l’isolement pendant la pandémie de Covid-19, conduisent Dorion à une contemplation et à une réflexion inédite sur le monde tel qu’il va. Comment fait-elle pour traduire au présent sa perception du passé et ses préoccupations sur l’avenir ? Nous verrons qu’elle choisit de faire du recueil poétique un lieu de tissage dans lequel toutes ces dimensions s’entremêlent délicatement. À terme, les soixante-quatre poèmes rappellent comment la sensibilité et l’acuité du regard de l’artiste peuvent tendre un miroir à tout ce qui est autre.
Le recueil poétique comme une opération de tissage
Le recueil poétique comme une opération de tissage
Mes forêts est l’œuvre d’une autrice qui est aussi une intellectuelle. En effet, après des études de philosophie et de littérature à l’université de Laval, au Québec, Dorion devient professeure de littérature, critique littéraire, et participe à des émissions de radio ainsi qu’à des revues. Elle a donc l’habitude d’entrer dans la complexité des textes. Outre la poésie, elle s’essaie aussi au roman (Jours de sable), au récit, à l’album de jeunesse, à l’essai, au livret d’opéra (Yourcenar. Une île de passion). Cette aisance lui permet d’aborder le désordre des liens dans son œuvre. C’est-à-dire que notre intimité, dans la « solitude », doit négocier avec un nombre incalculable d’émotions et d’idées, et la poésie de Dorion vise à trouver un équilibre entre toutes ces influences.
Dire la fragilité du monde
Dire la fragilité du monde
Tisser des liens entre l’homme et le monde est une opération délicate dès lors que l’un et l’autre sont perçus comme périssables et fragiles (« les brèches/ maintiennent la vie/ dans sa fragilité »). Dans son évocation de la nature, Dorion se focalise sur son caractère passager. Même un arbre centenaire est appelé, comme nous, à disparaître. Ainsi, ses poèmes sont teintés de l’empathie que l’on peut ressentir à l’égard de la végétation : « je ne sais pas/ ce qui se tait en moi/ quand la forêt/ cesse de rêver ». La faune et la flore, tout comme la minéralité, tiennent une place considérable dans ce recueil puisqu’ils sont les points de départ et d’arrivée de toutes les émotions traversées par le « je ». Les arbres, leurs troncs, branches, feuilles, racines, etc., sont les héros de ces textes, mais ils sont décrits dans leur environnement, au milieu des herbes, de la mousse, des insectes, des oiseaux, des reptiles, des « ours noir[s] », des galets, des rochers, des pierres, du ciel et de « l’humus », bref, au sein d’une nature sauvage menacée par la domination des humains.
Cette proximité avec la forêt s’explique par la vie personnelle de Dorion. Après avoir vécu dans les bois des Laurentides, au nord de Montréal, elle vit aujourd’hui non loin de la forêt de l’Estrie, au sud-est de la ville. La relation entre les arbres et la poétesse est donc très forte, et révèle le besoin régulier de contacts de cette dernière avec eux.
Périssable :
Qui ne dure pas, qui peut disparaître rapidement.
Forêt de l’Estrie à l’automne, au Québec ©Rob Taylor - 2012
Dans ce genre de passage, Dorion allie ses « forêts », avec les éléments (« le vent »), les animaux (les « bêtes »), et elle-même (« me ») :
« elles dorment nues mes forêts
attendent le vent
qui les fera tanguer
comme des bêtes ivres
qui marchent vers leurs racines
si peu me fait vivre
quand c’est plein d’étoiles
et que s’avance le poème »
Mes forêts
Le recueil met en évidence l’alchimie possible entre la « vie » humaine et la « sève » des arbres, comme s’ils communiquaient la même énergie. Cette manière d’explorer la nature de l’intérieur, pour entrer en dialogue avec elle, relève d’une tradition poétique ancienne : le lyrisme, dérivé de la lyre, l’instrument de musique.
Ce registre où les sentiments prennent toute la place existe depuis l’Antiquité. L’expression de l’intériorité, la mise en scène du « je », la préoccupation pour la nature, la mort, l’amour, le temps ou les éléments permettent de relier Mes forêts à cette tradition dans laquelle on retrouve des auteurs aussi divers et éloignés que Pierre de Ronsard, Alfred de Vigny, Victor Hugo ou Paul Verlaine. Comme eux, Dorion est extrêmement sensible à la musique et conçoit son travail d’écriture comme un exercice musical. Sur son site personnel, elle donne accès aux musiques qui l’ont accompagnée tandis qu’elle écrivait Mes forêts.
Hélène Dorion en pleine lecture, 2019 ©Virginie Perron 8 – CC BY-SA 4.0
Mes forêts s’inscrit aussi dans la tradition d’une écriture féminine du vingtième siècle qui s’attache à dire le sensible et le charnel. En effet, des autrices comme Colette (Les Vrilles de la vigne), Virginia Woolf (Les Vagues), Marguerite Yourcenar ou Marguerite Duras, que Dorion a beaucoup lues, expriment la richesse et la beauté de la nature tout en apportant une attention particulière à leurs émotions. Sans être une militante féministe, l’autrice de Mes forêts tient à montrer la parenté entre ses propres textes et le travail d’autres autrices contemporaines.
Pour cette raison, chacune des parties du recueil débute par une épigraphe d’une artiste différente : Ann Lauterbach, Silvia Baron Supervielle, Kathleen Raine, Annie Dillard. Le souci de faire entendre le complexe entremêlement d’un monde fragile tire donc sa source de traditions poétiques complémentaires, à la fois très anciennes et actuelles.
Épigraphe :
Courte citation en tête d’un chapitre ou d’un livre.
Une poétique de l’enchâssement
Une poétique de l’enchâssement
Il est possible d’affirmer que Mes forêts est une œuvre tissée, notamment parce qu’elle prend la peine de faire se chevaucher entre elles différentes dimensions du temps et de l’espace. Pour le lecteur, il faut parvenir à circuler dans un enchevêtrement de signes. La forêt elle-même est un embrouillamini à éclaircir : « je déchiffre enfin/ le désordre des branches ». Le fouillis de la nature est une source d’observation et un point d’appui poétique autant qu’il est une façon de faire surgir une autre dimension de l’espace : celui des sensations, des émotions et des idées de la poétesse. Espace sauvage et espace intérieur ne vont pas l’un sans l’autre : « les forêts creusent/ parfois une clairière/ au-dedans de soi », « les forêts/ apprennent à vivre/ avec soi-même ».
Le « moi » est prétexte à la découverte de la nature autant que la nature est prétexte à la découverte du « moi ». Les deux se répondent. Les espoirs de celle qui dit « je » serpentent autour des arbres décrits. Par exemple, le « désir d’orage » peut être perçu comme le désir d’une pluie forte autant que comme le désir d’une irruption violente des sentiments.
Forêt de bouleaux, Gustav Klimt, 1903, huile sur toile, galerie Neue Meister, Dresde, Allemagne
Un autre enchâssement très visible est celui qui mêle étroitement le temps révolu et celui à venir. Le temps historique et le temps présent. Par endroits, le recueil fait référence aux moments où l’humanité s’est mise à dominer la nature. Si nous sommes bien ancrés dans un âge défini, celui du « portable », l’arbre, lui, « n’a d’âge/ que celui des saisons ». Dorion envisage même la « nuit humaine », c’est-à-dire la fin de notre ère.
D’où venons-nous et quel sera le monde de demain ? Voilà la question qui semble traverser l’ensemble des poèmes. Il n’y a qu’à regarder la structure du recueil pour s’en convaincre. Il s’ouvre sur « Mes forêts sont de longues traînées de temps », puis dans la première partie, « L’écorce incertaine », il est question de la mémoire, qui peut s’épanouir dans la forêt. La deuxième partie, « Une chute de galets », observe comment s’écoule le temps tandis que la troisième, « L’onde du chaos », voit le temps s’éclater, les repères se disloquer, le chaos s’installer, la vie moderne abolir le sens de l’existence. C’est seulement la quatrième partie, « Le bruissement du temps », qui propose une renaissance possible, puisqu’il y est question de l’universalité de l’histoire humaine, et surtout du cycle de la vie. L’existence, têtue, renait toujours de ses cendres.
Dans ce poème, « l’écoulement du temps » revient de manière cyclique, comme un refrain, et encadre l’évocation de l’espace naturel :
« C’est le bruit du monde
l’écoulement du temps –
goutte de pluie et grain de sable
l’éclosion d’un bourgeon
la branche qui tombel’avancée d’un nuage
dans le bleula nuit se brise
à l’horizonun vent
plus léger que les autres
c’est le bruit du monde
l’écoulement du temps – »
Mes forêts
Le recueil lui-même est construit de manière cyclique : chaque partie commence par une épigraphe et par une sorte de prologue commençant par « Mes forêts ». Tous ces extraits mis bout à bout forment un seul et même poème sur l’ensemble du recueil. Un autre poème, débutant à nouveau par « Mes forêts », sert d’épilogue puisqu’il clôt l’ensemble.
En appui de cette construction cyclique, certaines étapes se répondent, comme les trois qui structurent la quatrième partie : « Avant l’aube », « Avant l’horizon », « Avant la nuit ». Ce sont des mots simples, librement associés sans ponctuations dans l’espace de la page, qui sont chargés de faire voir ce frémissement cyclique de l’espace et du temps.
La composition de Mes forêts est très travaillée tant sur le plan thématique que sur le plan de la structure globale. Mais si tous les sujets s’entrecroisent, ce n’est pas pour autant qu’ils se démultiplient. Ce sont surtout les questions de l’écoulement du temps, de la vitalité, de l’espace naturel et de la destinée humaine qui reviennent en boucle, comme une rengaine.
L’autre comme un miroir
L’autre comme un miroir
Dire la nature et voir s’écouler la marche du temps n’est pas un exercice poétique facile, et ce n’est pas non plus un exercice gratuit. Au-delà de l’émotion esthétique qui traverse nécessairement le lecteur à la découverte des poèmes de Dorion, se joue également un phénomène de réciprocité. Certes, le tissage auquel s’emploie l’autrice lui permet de brosser librement le portrait intime de ses émotions, mais cela lui permet surtout de tendre un miroir en direction de nous-mêmes et de notre modernité.
Une libre promenade
Une libre promenade
Lire les poèmes mis bout à bout dans Mes forêts revient à accompagner la poétesse dans sa balade. Tout se passe comme si elle nous invitait dans une promenade sylvestre, même si elle n’est pas vraiment seule dans cette marche, car la nature, avec laquelle elle médite, est constamment personnifiée : « la nature m’apprend à traverser de grands vents ». L’harmonie de ce voyage est créée par les douces correspondances entre les sensations et l’équilibre des descriptions. La verticalité des arbres et des étoiles alterne avec l’horizontalité de l’herbe et des « brindilles », l’odeur du « feu » guide la poétesse sur les chemins, alors que la sensation des gouttes de pluie sur sa peau l’arrête.
Sylvestre :
Relatif à la forêt.
Personnification :
Représentation d’une idée abstraite, d’un animal ou d’une chose sous les traits d’une personne.
Le sujet des poèmes est visuel autant que sonore, comme l’écriture elle-même. Par la syntaxe, les analogies, les nombreuses métaphores, l’organisation de la page, la résonnance des mots, Dorion se fait autant musicienne et dessinatrice qu’autrice.
Par exemple, son usage du vers libre lui permet de circuler en toute liberté sur la page et de créer des colonnes qui sont comme les arbres dans une forêt. Elle choisit d’écrire des poèmes de taille variable et des vers de longueur changeante, comme les différents végétaux dans une forêt.
Dans le blanc entre les vers et les poèmes se devine le calme ou la pause de l’esprit, peut-être tout simplement le silence, la respiration qui s’impose comme dans toute longue promenade. Il n’y a pas de règle qui dirige la construction interne des poèmes, il suffit de se laisser porter par les rejets et contre-rejets ou, par exemple, de lire le texte à voix haute. On entend ainsi les nombreuses assonances et allitérations qui le parcourent, et qui le font sonner comme une chanson.
Vers libre :
Un poème en vers libre est un poème dont les vers sont de longueur variable.
Assonance :
Répétition proche d’un son vocalique.
Allitérations :
Répétition proche d’un son consonantique.
Il ne faut pas confondre l’enjambement avec rejet, qui consiste à terminer une phrase au début d’un vers, « je me mets dans le sillage/ de la nuit » (Mes forêts), avec l’enjambement avec contre-rejet, qui consiste à mettre en valeur le début d’une phrase à la fin d’un vers, « l’orange/ bleue comme la Terre » (Mes forêts).
La promenade dans la forêt, Henri Rousseau, 1886, huile sur toile, Kunsthaus Zürich, Suisse
Dans cet extrait, l’allitération en « br » et l’assonance en « i » reproduisent le son causé par la présence humaine :
« un bruit de scie
brouille le silence
perce le mur de nos frêles illusions »
Mes forêts
Intimité, universalité
Intimité, universalité
De la liberté qu’affiche Dorion dans son écriture et dans la circulation entre ses thèmes ressort une harmonie entre l’expression de l’intime et de l’universel. L’un se reflète dans l’autre, et le « je » se trouve au carrefour de leur rencontre, comme il est au centre des croisements entre tous les enchâssements présentés dans notre première partie.
C’est le sens de ce « mes » du titre Mes forêts. Le possessif désigne l’appartenance, et ici, cela ne signifie pas que la poétesse est propriétaire des forêts en question, mais que cette nature sauvage la traverse et la transforme. Partant du principe qu’il n’est pas seul à ressentir cet échange entre lui et le monde, le « je » a pleinement conscience du caractère de témoignage de sa parole. Témoignage évoluant au milieu de tous les autres de l’histoire humaine : « le rocher/ comme le sang du souvenir/ qui a survécu ». Les événements historiques ravagent le monde, créent des failles, bousculent la Terre comme ils bousculent chacun de nous. Ainsi, l’histoire personnelle rejoint la grande Histoire.
Dans Les Retouches de l’intime, en 1987, Dorion se faisait déjà la chroniqueuse d’une vie privée marquée par le rapprochement des corps :
« Dans le décor de la pièce, tu ressembles à une ombre qui devient ce qu’elle touche. Je vois ton corps et l’espace qu’il déplace. Pour déjouer ton regard, il me faudrait glisser dans cette mer que dessine l’horizon. Mais sans cesse je retourne à ton visage, tes épaules, tes bras. »
Les Retouches de l’intime
Mais l’Histoire est envisagée avec angoisse. Nous aurions passé « tout un siècle à défaire le paysage », et aujourd’hui nous allons disparaître avec la nature que nous avons ravagée. L’avenir ne serait donc pas désirable, s’il n’y avait pas la poésie pour réparer nos « failles », et l’espoir d’une vie tenace toujours en train de recommencer.
Comme chez les poètes romantiques du dix-neuvième siècle qui ne concevaient pas de parler d’eux sans se situer dans l’histoire de leur société, Dorion craint de voir sa sensibilité, et l’ombre de la forêt dans laquelle elle dissimule ses rêveries, menacée par des forces barbares. Seul le partage de sa crainte avec l’autre apparaît comme une source de salut.
Rêverie :
État d’un esprit occupé par des idées vagues.
La poésie de Mes forêts est donc aussi inquiétante que source d’espérance. En réalité, la nature n’est pas représentée seulement pour le plaisir d’évoquer sa beauté, mais parce qu’elle est véritablement menacée. Mes forêts lance une alerte écologique. Il y a urgence à sauver notre planète, et les poèmes du recueil sont autant de cris qui servent à réveiller le lecteur, à lui faire prendre conscience qu’il faut essayer de sortir du « chaos ». Les écrans, les réseaux sociaux, la technologie en général, nous éloigneraient, selon Dorion, du lien fondamental avec la nature.
Même si elle n’est pas une militante écologiste, sa poésie est fortement préoccupée par l’écologie, dès lors que ce mot désigne les relations entre les êtres vivants et leur environnement. La lucidité de l’autrice nous rappelle que cette option politique relativement mineure qu’était l’écologie depuis la fin du dix-neuvième siècle est aujourd’hui une préoccupation planétaire. Dans ce contexte, la survivance des forêts parait hors du commun. Il faut donc voir dans la capacité de l’autrice à s’en émerveiller une volonté de nous interpeler, et donc une incitation à faire communauté.
Certains passages de Mes forêts soulignent le fait que la société de consommation, dans laquelle rien ne dure jamais longtemps, abime nos écosystèmes :
« du portable au jetable
le jardin où périt le monde
où l’on voudrait vivre »
Mes forêts
Une déclaration publique et solennelle dans laquelle on proclame une position idéologique s’appelle un manifeste. Bien qu’elle défende ardemment la cause écologiste dans Mes forêts, on ne peut pas dire que le recueil de Dorion soit un manifeste. Chacun de ses poèmes charrie de nombreux enjeux et le message exprimé est passé avec beaucoup de subtilité. L’autrice ne cherche pas à convaincre, mais à sensibiliser.
Conclusion :
Lire Mes forêts c’est donc revenir en arrière, aux origines de la création de la Terre, « Gaïa », et se demander à quoi elle ressemblera demain. C’est aussi prendre la mesure de la faune et de la flore sauvages et se rendre compte comment la minéralité imposée par les hommes la modifie durablement. Enfin, cela revient à prendre le temps de comprendre que le cycle de la vie et la matérialité du monde dans lequel nous vivons sont fragiles, éphémères, et qu’il y a urgence à les protéger.
Dans l’écriture de Dorion, héritière du lyrisme classique et des innovations de textes récents écrits par des femmes, l’intime et l’universel se nouent pour mieux faire tomber les barrières entre tous les êtres vivants, qu’ils soient hommes ou femmes, mais aussi végétal ou animal. Dorion se veut la créatrice d’un art total qui s’adresse à tous, en recourant à la fois aux stimulations intellectuelles, visuelles et sonores.