Sortir de la guerre : la tentative de construction d’un ordre des nations démocratiques
Introduction :
En mobilisant des populations entières, le premier conflit mondial a conduit à des bouleversements territoriaux, politiques et diplomatiques profonds en Europe. Afin de comprendre ces derniers, la première partie de ce cours sera consacrée au bilan de la guerre et à la façon dont les soldats ont tenté de reprendre le cours de leur vie après les horreurs de la guerre. La deuxième partie et la troisième partie de ce cours permettront de voir comment l’Europe et le monde tenteront d’établir une paix et une sécurité durable.
Sortir de la guerre pour les hommes : le retour à une vie normale ?
Sortir de la guerre pour les hommes : le retour à une vie normale ?
Un bilan humain et matériel de la guerre inédit
Un bilan humain et matériel de la guerre inédit
La Première Guerre mondiale marque une rupture dans l’histoire européenne. Jamais l’Europe n’avait connu de telles pertes humaines (environ 10 millions de morts, le double de blessés) et matérielles. Les conséquences de cette tragédie vont se faire ressentir bien au-delà des années d’après-guerre, laissant de profondes traces pour plusieurs générations dans les sociétés, leurs démographies, leurs économies et leurs paysages.
Dans les pays où se sont déroulés les combats, les destructions matérielles sont nombreuses (immeubles et usines détruits, exploitations agricoles et infrastructures de communication hors d’usage, etc.). En France, par exemple, des villages situés près du front ont été complètement détruits et n’ont pas pu être reconstruits à leur emplacement initial. Près de 40 % des industries des pays en guerre sont hors d’usage en 1919 tandis, qu’en France, 3 millions d’hectares de terres sont devenues impropres à l’agriculture.
Ruines du village d’Allemant. Entièrement détruit, le village a été reconstruit dans la vallée voisine à la fin de la guerre.
Au sein des pays belligérants, la sortie de guerre prend donc beaucoup de temps. La démobilisation des derniers soldats français (les « poilus ») ne s’achève qu’au printemps 1920 tandis qu’il faut une décennie pour que la plupart des habitations soient entièrement reconstruites.
Poilus :
Surnom donné aux soldats français durant la Première Guerre mondiale parce qu’ils vivaient dans des conditions d’hygiène très difficiles au sein des tranchées, qui ne leur donnaient notamment pas la possibilité de se raser.
Pays | Morts et disparus | Blessés |
Puissances alliées | ||
Russie | 1,8 million | 4,9 millions |
France | 1,4 million | 4,3 millions |
Grande-Bretagne | 900 000 | 2 millions |
Italie | 578 000 | 947 000 |
Serbie | 278 000 | 133 000 |
Roumanie | 251 000 | 120 000 |
États-Unis | 116 000 | 234 000 |
Belgique | 39 000 | 44 700 |
Grèce | 26 000 | 21 000 |
Portugal | 7 200 | 13 800 |
Monténégro | 3 000 | 10 000 |
Japon | 300 | 900 |
Total | 5,4 millions | 12,8 millions |
Puissances centrales | ||
Allemagne | 2 millions | 4,2 millions |
Autriche-Hongrie | 1,1 million | 3,6 millions |
Turquie | 800 000 | 400 000 |
Bulgarie | 87 500 | 152 000 |
Total | 4,1 millions | 8,4 millions |
TOTAL | 9,5 millions | 21,2 millions |
Jay Winter, The Great War and the British People, cité dans Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2004.
Une sortie de guerre impossible pour les soldats ? Les enjeux mémoriels autour de la Grande Guerre
Une sortie de guerre impossible pour les soldats ? Les enjeux mémoriels autour de la Grande Guerre
Les sociétés d’après-guerre doivent apprendre à vivre avec le souvenir douloureux de la guerre. Les traumatismes physiques et psychiques sont nombreux chez les anciens combattants qui ont connu l’enfer des tranchées. Les blessés sont nombreux, parfois défigurés et invalides (les « gueules cassées » représentent 10 % des blessés français durant la guerre).
Gueule cassée :
Surnom donné aux soldats français blessés au visage.
Des soldats développent des troubles psychiques graves (amnésie, mutisme) qui subsistent parfois après la guerre. En Grande-Bretagne, le nombre de vétérans recevant une pension pour shell shock (ou « obusite ») ne cesse d’augmenter au début des années 1920.
Shell shock :
De l’anglais « choc de l’obus » ou du français « obusite », terme désignant un syndrome post-traumatique qui touche d’anciens combattants de la Grande Guerre. L’obusite renvoie à des troubles psychiques et physiques liés au traumatisme de la guerre dans les tranchées.
Se pose ainsi la question des enjeux de mémoire autour de cette Grande Guerre. Les anciens combattants occupent désormais une place importante au sein de la société. Ils s’organisent en associations afin de participer au développement d’une mémoire officielle qui s’inscrit très vite dans des « lieux de mémoire » : l’ossuaire de Douaumont, la tombe du soldat inconnu, deux monuments érigés à la mémoire des soldats français.
« Lieu de mémoire » :
Expression de l’historien Pierre Nora qui désigne des lieux liés à des événements historiques exceptionnels et souvent traumatisants dont la collectivité a choisi d’entretenir le souvenir.
À partir de 1922, les monuments aux morts se multiplient partout en France. En Angleterre, deux minutes de silence sont célébrées chaque 11 novembre.
Enfin, des historiens posent la question de la « brutalisation » des sociétés : le retour à la vie normale d’hommes ayant affronté et donné la mort a pu provoquer une diffusion des valeurs guerrières au sein des sociétés (corps francs allemands, les « fasci » italiens, etc.).
Fasci (Faisceaux italiens de combat) :
Mouvement politique antiparlementariste et nationaliste fondé par un ancien combattant de la Grande Guerre en Italie, Benito Mussolini, en 1919. Ce mouvement forme le noyau du futur Parti national fasciste fondé en 1921.
Brutalisation :
Thèse défendue par l’historien américain George L. Mosse qui désigne le transfert de la violence de la guerre au sein des sociétés européennes en temps de paix. Si cette thèse semble valable pour l’Allemagne (avec la montée du parti nazi durant les années 1920), elle est moins convaincante pour la France (avec la flambée du pacifisme chez les anciens combattants durant la même période).
Ce ne fut pas systématiquement le cas, la France connaissant notamment une flambée de pacifisme chez nombre d’anciens combattants qui espèrent que cette guerre sera « la der des der » (expression créée à l’issue de la guerre pour signifier l’espoir de ne plus jamais revivre un tel conflit).
Pacifisme :
Courant de pensée qui rejette la guerre et fait de la paix la priorité absolue.
Sortir de la guerre pour les États : vers une paix des vainqueurs ?
Sortir de la guerre pour les États : vers une paix des vainqueurs ?
Le règlement de la paix par les Traités
Le règlement de la paix par les Traités
Signature du traité de Versailles dans la Galerie des Glaces, le 28 juin 1919
Le 18 janvier 1919 s’ouvre à Paris la Conférence de la Paix qui aboutit à la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919. À partir de cette date, la signature de différents traités de paix entérine la fin des empires multinationaux :
- Traité de Versailles (1919) : les vainqueurs font supporter à l’Allemagne l’entière responsabilité du conflit. À ce titre, le pays perd de nombreux territoires à l’Ouest et à l’Est, doit verser d’imposantes réparations de guerre tandis que son armée est limitée à 100 000 hommes (pour assurer le maintien de l’ordre seulement).
- Traités de Saint-Germain-en-Laye (1919) et de Trianon (1920) : l’Empire d’Autriche-Hongrie est démembré, donnant ainsi naissance à de nouveaux États.
- Traité de Sèvres (1920) : il officialise la fin de l’Empire ottoman. Ces différents traités de paix créent chez les vaincus des frustrations et du ressentiment : « Diktat » de Versailles pour l’Allemagne car le nouveau régime qui succède à l’Empire, la République de Weimar, doit porter la responsabilité de la défaite ; « victoire mutilée » pour l’Italie qui se voit privée de territoires qu’elles revendiquaient (la Dalmatie, une partie de l’Istrie).
Le prolongement de la guerre dans la paix
Le prolongement de la guerre dans la paix
Lorsque la Grande Guerre prend officiellement fin le 11 novembre 1918 à 11 heures, d’autres affrontements prennent rapidement le relais. La guerre et son règlement par les traités bouleversent la carte du continent européen, créant de nombreuses tensions dans cette nouvelle Europe des démocraties : litiges frontaliers entre les nouveaux États indépendants d’Europe centrale et balkanique, revendications territoriales à l’origine de nouveaux différends (entre l’Italie et la jeune Yougoslavie au sujet des terres irrédentes, etc.).
Terres irrédentes :
Territoires de langue italienne séparés de l’Italie et sous domination étrangère (Trentin, Istrie, Dalmatie). L’irrédentisme est une doctrine politique élaborée en Italie à la fin du XIXe siècle qui réclame l’unification de ces territoires à l’État italien.
Entre 1918 et 1923, 27 conflits violents sont ainsi recensés, causant plus de morts que les pertes cumulées de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis durant le premier conflit mondial. Alors que la Russie sort de la Première Guerre mondiale avec la paix de Brest-Litovsk en mars 1918, le nouveau régime bolchévique met en place le « communisme de guerre » destiné à protéger le nouvel État dans un contexte :
- de guerre civile qui oppose durant 5 années (1917-1922) les forces révolutionnaires au pouvoir (les Rouges) aux forces tsaristes (les Blancs) qui tentent de reconquérir le pouvoir perdu en 1917 ;
- de guerre contre la force d’intervention étrangère (20 000 soldats britanniques, français, américains) : ces puissances, inquiètes d’un risque de contagion révolutionnaire en Occident après la prise de pouvoir des Bolchéviques en Russie, tentent d’influencer le cours de la guerre civile ;
- de guerre contre la Pologne entre 1919 et 1921 (plus de 150 000 morts) : cette guerre oppose alors deux États naissants dont les frontières n’ont pas été clairement fixées lors du Traité de Versailles. La nouvelle Russie bolchévique est ainsi confrontée à un climat de violence quotidienne.
Sortir de la guerre pour l’Europe et le reste du monde : vers une sécurité collective ?
Sortir de la guerre pour l’Europe et le reste du monde : vers une sécurité collective ?
Le projet wilsonien d’instaurer un nouvel ordre mondial en 1918
Le projet wilsonien d’instaurer un nouvel ordre mondial en 1918
Woodrow Wilson, le vingt-huitième président des États-Unis et l’homme à l’origine de la Société des Nations.
Malgré ces difficultés à sortir de la guerre et les tensions engendrées par les traités de paix, la volonté d’instaurer une paix durable s’appuyant sur des principes nouveaux est réelle. Cette volonté est incarnée par le président des États-Unis, Thomas Woodrow Wilson. En janvier 1918, ce dernier développe dans son discours des « Quatorze points » la nécessité d’établir un nouvel ordre mondial fondé sur le droit (le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes), la défense de la démocratie (fonder un ordre des nations démocratiques) et la sécurité collective (le projet de créer une « société des nations »).
Sécurité collective :
Principe dans les relations internationales destiné à maintenir une paix durable grâce à une entente active entre les États.
L’espoir nouveau d’une sécurité collective
L’espoir nouveau d’une sécurité collective
L’aspect le plus original des traités de paix est la création d’une Société des nations (SDN) proposée par Thomas Woodrow Wilson dès janvier 1918. Celle-ci répond alors au besoin, très ancré chez les populations des pays belligérants, d’assurer une paix durable en Europe et dans le monde. Le pacte fondateur de la SDN, intégré au traité de Versailles, s’inspire donc directement du projet wilsonien. La SDN, née officiellement en janvier 1920, doit assurer la paix dans le monde. Pour cela, elle se dote d’institutions destinées à promouvoir cette nouvelle sécurité collective : l’Assemblée générale et un Conseil qui siège à Genève.
Mais la SDN souffre d’emblée de nombreuses limites : l’absence des États-Unis (alors seule puissance capable de faire respecter les traités par ses capacités militaires), un manque d’efficacité liée à son fonctionnement (pas de décision prise sans l’unanimité des membres, pas de force armée internationale, des sanctions qui se résument souvent au domaine économique).
- Les États membres de la SDN de sa création jusqu’en 1923
Année | Admissions | Nombres de membres |
1919 | Création | 42 |
1920 | Autriche, Bulgarie, Costa Rica, Finlande, Luxembourg, Albanie | 48 |
1921 | Estonie, Lettonie, Lituanie | 51 |
1922 | Hongrie | 52 |
1923 | Irlande, Éthiopie | 54 |
Conclusion :
La Première Guerre mondiale marque une rupture dans l’histoire européenne. Ses conséquences vont se faire ressentir pendant plusieurs générations dans les sociétés, leurs démographies, leurs économies et leurs paysages.
Les traumatismes physiques et psychiques sont nombreux chez les anciens combattants qui ont connu l’enfer des tranchées (« gueules cassées », « shell shock »). Une mémoire officielle se développe (lieux de mémoire). La guerre a également pu provoquer une diffusion des valeurs guerrières dans certaines sociétés, tandis que d’autres connaissent une montée des valeurs pacifistes.
De nombreux traités de paix, à partir de 1919, entraînent la fin des empire multinationaux. Pourtant, le bouleversement de la carte de l’Europe entraine de nombreux tensions et conflits. Le nouveau régime bolchévique met en place le communisme de guerre, destiné à protéger la Russie.
La volonté d’instaurer une paix durable est malgré tout présente (nouvel ordre mondial). La société des nations voit le jour en janvier 1920. Elle doit assurer la paix dans le monde, mais présente de nombreuses limites (absence des États-Unis, manque d’efficacité).
La volonté des pays d’avoir vécu la « der des der » verra cet espoir vaciller peu à peu, notamment lors de l’élection au poste de chancelier de l’Allemagne d’un certain Adolf Hitler, en 1933.