La rage de l'expression, Francis Ponge
Introduction
« L’homme de génie s’élève et s’abaisse tour à tour, selon que l’inspiration l’anime ou l’abandonne. », écrit Jean-François Marmontel dans ses Éléments de littérature en 1787. Cette vision de la création littéraire est diamétralement opposée à celle de Francis Ponge qui ne voyait aucun rapport entre inspiration et poésie. Au contraire des poètes lyriques du dix-neuvième siècle comme Alphonse de Lamartine ou Victor Hugo qui reprenaient à leur compte le mythe antique de la Muse inspiratrice, l’écriture est pour lui un travail quasiment scientifique. À l’instar de François de Malherbe, son grand modèle, il se voit comme un artisan du verbe.
Plonger dans La rage de l’expression revient à entrer dans les coulisses d’une écriture poétique, ou plutôt, pour filer la métaphore scientifique, à pousser la porte du laboratoire d’un poète. Plus précisément encore, Ponge nous invite dans son « atelier », un terme qui renvoie explicitement au lexique de la peinture. L’originalité de ce recueil repose donc sur le fait que le brouillon, l’anecdote, la note préparatoire, la correspondance, la recherche étymologique, la réécriture, en somme tout ce qui fait la préparation du poème, est aussi important que le poème lui-même. Il y a là de quoi nous faire penser qu’un texte n’est jamais un objet fini. Comment Ponge s’y prend-il pour nous en convaincre ? Afin de répondre à cette question, nous montrerons d’abord en quoi son œuvre est une tentative pour saisir l’insaisissable des êtres et des choses. Ensuite, nous verrons comment il cherche à attirer le regard de ses semblables.
Saisir l’insaisissable
Saisir l’insaisissable
L’œuvre de Francis Ponge questionne la faculté de la littérature à désigner justement notre environnement. Elle nous rappelle sans cesse que les mots sont des outils peu fiables, car ils sont soumis à l’interprétation. Mais la malléabilité de la langue est aussi ce qui fait sa richesse et sa beauté. En l’utilisant le plus rigoureusement possible, il semble possible de se tenir au plus près des hommes et du monde, à défaut de les comprendre absolument.
La poésie en question
La poésie en question
La perception de ce qui nous entoure varie constamment, autant que les ressources de la parole sont inépuisables. Dans ces conditions, comment rester fidèle à une esthétique plutôt qu’à une autre ? Comment ne pas remettre constamment en cause son travail de poète ? Ces questions ne sont pas étrangères à Ponge, et sa réponse est radicale : il est primordial de savoir changer de style et de s’écarter des cénacles littéraires. Son parcours est remarquable parce qu’il aura su se faire des amitiés auprès des représentants de toutes les mouvances poétiques de son siècle.
Cénacle :
Cercle restreint de personnalités réunies dans un but commun.
Il est important de préciser que Ponge n’est pas seulement écrivain et qu’il ne parviendra à vivre de ses livres que tardivement dans son existence. Bien sûr, il se passionne très tôt pour la philosophie (pendant la Première Guerre mondiale), et publie des textes dans des revues littéraires dès l’âge de vingt ans. Mais pendant quelques années, il gagnera de l’argent en travaillant dans des maisons d’édition, dans des compagnies d’assurance ou comme professeur. De plus, il s’engage dans la société dans laquelle il vit, au sein du parti communiste ou dans la Résistance contre l’occupant nazi. Ces diverses activités, cumulées à une relative opacité de ses écrits, expliquent que sa notoriété reste discrète jusqu’en 1942, date de la publication du Parti pris des choses.
Ce qui fait surtout de Ponge un poète insaisissable, c’est la façon dont toute sa vie il rompt avec les attaches intellectuelles qu’il s’évertue d’abord à créer. Ainsi, tout en participant activement à la célèbre NRF (Nouvelle Revue Française), il se rapproche des surréalistes comme André Breton. Il quitte rapidement le groupe, car les explorations des tréfonds de l’inconscient et du rêve, ainsi que les associations surprenantes d’images auxquelles s’adonnent ses membres, ne correspondent pas à son désir de description du réel.
Après la guerre, il se liera d’amitié avec des penseurs comme Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, tout en se mêlant d’écrire dans une nouvelle jeune revue, Tel Quel, qu’il ne tarde pas à abandonner.
Autre fait important : il fréquente les peintres, peut-être davantage que les écrivains. Georges Braque, Pablo Picasso ou Jean Dubuffet, entre autres, sont des artistes qu’il admire et il n’hésite pas à comparer son travail à celui d’un peintre. Ponge aime être là où on ne l’attend pas. Dans ses métamorphoses, participations à la vie littéraire autant que retraits dans la solitude de l’écriture, il trouve un équilibre qui lui donne l’énergie d’explorer frénétiquement les potentialités du langage. Il laisse derrière lui un nombre considérable de textes.
Nature morte, Georges Braque, 1926, huile sur toile, Collection Kulenovic, Karlskrona, Suède
Pour Ponge, être spectateur d’une œuvre est aussi important que d’en être lecteur :
« Mais, si je m’ausculte un peu plus attentivement : ce n’est pas seulement de lecture que je me trouve avoir envie ou besoin ; aussi de peinture, aussi de musique (moins). Il me faut donc écrire de façon à satisfaire ce complexe de besoins. »
La rage de l’expression
Ce mouvement constant de la pensée qui le conduit à rejeter toutes les formules qui pourraient l’enfermer dans une esthétique ou dans un camp idéologique, le conduit à rejeter l’idée même de poème, ou plutôt, à se désintéresser de la notion. En effet, dans La rage de l’expression, il dit clairement qu’il se veut « moins poète que savant ». Contre des formes fixes qu’il juge trop plates ou grandiloquentes, il valorise une expression variable qui permet de mieux connaître son sujet : « Mais ici mon dessein n’est pas de faire un poème, mais d’avancer dans la connaissance et l’expression du bois de pins », écrit-il encore dans La rage de l’expression. À ses yeux, il ne faut pas vouloir écrire de la poésie, il vaut mieux se laisser surprendre par le monde.
Le refus des mots « poète », « poésie » ou « poème » par Ponge n’est pas un refus de la poésie elle-même. Il refuse une image stéréotypée de la poésie qui la réduit à une petite musique sans importance. Il y voit surtout un moyen d’atteindre une vérité fondamentale, et c’est pourquoi il s’implique considérablement dans son écriture : « Peu m’importe après cela que l’on veuille appeler poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de rein pour en sortir. » (La rage de l’expression)
Le poète des « objets » ?
Le poète des « objets » ?
Partant du principe que Ponge, principalement dans Le Parti pris des choses, nous pousse à connaître les choses dans leur intimité et dans leurs détails, quitte à ne souligner que l’ordinaire, Sartre perçoit très rapidement ce qu’il y a de profondément original chez ce poète. Dans « L’Homme et les choses », un article de 1944, il en fait un « poète des objets ». À ses yeux, Ponge réussirait à « pétrifier » le langage par sa quête de la définition exacte.
Pétrification :
Rendre à l’état d’immobilité totale.
Dans « L’Huître », le poète se concentre sur la description de la matérialité du mollusque. Ce sujet prosaïque pour un poème en prose est en fait le prétexte à l’imagination d’un monde meilleur :
« L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. »
Le Parti pris des choses
La vision de Sartre, qui ne s’attarde que sur les prémisses de l’œuvre, est probablement trop restrictive. La rage de l’expression montre bien que Ponge ne cherche pas à pétrifier son expression, mais à trouver le mot juste. Cela le conduit à une recherche obsessionnelle. Au regard de l’apparente maîtrise avec laquelle il décrit une crevette, un pain, un mimosa, un ciel de Provence ou une guêpe, et des différentes contraintes formelles qu’il s’impose, comme la réécriture, la recherche systématique des étymologies des mots qu’il emploie, les listes de termes à définir, l’inversion de l’ordre des vers d’un poème, etc., on pourrait croire qu’il manque de curiosité et qu’il ne veut pas ouvrir l’horizon de ses investigations. Mais c’est tout le contraire qui a lieu : la contrainte est une invitation à se dépasser, et la focalisation sur un objet du quotidien est une manière d’aiguiser notre regard sur ce qui nous entoure.
Dans les années 1960, le groupe OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) se spécialise dans l’écriture à obstacles. Remplacer un mot par sa définition, écrire un texte sans utiliser une lettre précise, produire une phrase qui se lit dans les deux sens, combiner des textes ensemble, etc. sont autant de défis que se lancent des auteurs comme Raymond Queneau, Jacques Roubaud, Hervé Le Tellier, etc. Ainsi, Georges Perec a écrit son roman La Disparition, en 1969, sans utiliser la lettre « e ». Ce même genre d’exigence conduit Ponge à écrire :
« En revenir toujours à l’objet lui-même, à ce qu’il a de brut, de différent : différent en particulier de ce que j’ai déjà (à ce moment) écrit de lui.
Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut. »
La rage de l’expression
Démosthène s’entrainant à la parole, Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, huile sur toile, 1870, collection privée
La difficulté de nommer correctement les choses provoque chez Ponge une véritable « rage », c’est-à-dire une sorte de délire. Cette rage peut sembler effrayante parce que l’expression exacte des caractéristiques d’un objet est une quête sans fin, mais c’est aussi une joie, parce que la recherche du langage adéquat conduit à des créations étonnantes et parfois sublimes.
Une prose qui réveille son lecteur
Une prose qui réveille son lecteur
Ponge est un écrivain qui se débat avec les mots autant qu’avec sa propre perception. Ce travail est un travail solitaire et exigeant. Pour autant, il ne lui sert pas qu’à se regarder lui-même. Dans La rage de l’expression le poète inclut pleinement son lecteur dans sa démarche créative. En quelque sorte, il nous dit : « Regarde ! ».
Si ce recueil à l’air d’un cahier de brouillon plein de pages volantes et de tentatives abandonnées, c’est que Ponge veut que nous comprenions sa méthode et que nous nous intéressions avec lui aux éléments de la nature et aux autres sujets qui l’inquiètent. Peut-être réussira-t-il à nous réconcilier avec ce qui nous ennuie, ce qui nous fait peur ou ce que nous ne voyons plus.
Exhiber une méthode
Exhiber une méthode
Le journal poétique de Ponge est comme un journal de bord. Il dévoile une méthode, c’est-à-dire un chemin emprunté pour parvenir à dérouler une démonstration. Par exemple, la partie sur « L’Œillet » est rigoureusement structurée : réflexion sur l’écriture (« Relever le défi des choses au langage. Par exemple ces œillets défient le langage. »), liste des mots que compte employer l’auteur (« opiniâtre », chiffons », etc.), déclinaison de vers pour décrire la plante, réflexion sur la façon dont la poésie s’est emparée du sujet (« Rhétorique résolue de l’œillet »). Enfin, la date est précisée : « Roanne, 1941 – Paris, 1944. » Mais le débat n’est pas refermé puisque Ponge envisage d’élaborer un autre poème à partir de ces réflexions autour de l’œillet.
Voici deux manières, symétriquement présentées, d’évoquer l’œillet sans dire son nom dans La rage de l’expression :
8
Papillote chiffon frisé
Torchon de luxe satin froid
Chiffon de luxe à belles dents
Torchon frisé de satin froid
Mouchoir de luxe à belles dents
Fripes de luxe en satin froid
De lustre
9
Jabot papillote ou mouchoir
Torchon de luxe à belles dents
Chiffon
Du satin froid à belles dents
Odorant hors de lui fouetté
À bout de tige bambou vert
À enflement d’ongle poli
Se gonfle un gland souple de feuilles
Sachets multiples odorants
D’où jaillit la robe fouettée »
La rage de l’expression
Si la structure d’ensemble semble relever d’une organisation anarchique, dans le sens où des sujets dissembles sont abordés sans lien particulier si ce n’est celui de la nature (« Berges de la Loire », « La Guêpe », « Notes prises pour un oiseau », etc.), le recueil est pourtant comparable à une poupée russe. Ainsi, des « pages bis » sont glissées à l’intérieur du « Carnet du Bois de pin » ou, à d’autres endroits, des italiques succèdent à des lettres capitales, etc. Tout est question d’enchâssements, de successions par couches, d’expérimentations.
Dans l’atelier du poète, qui s’adonne aux associations les plus inattendues (les oiseaux sont des « éclairs viandeux », le moineau un « clochard », le mimosa est « poudré comme Pierrot », etc.), le phénomène de fabrication est toujours en cours. Comme un laborantin, un artisan ou un peintre, Ponge a besoin d’outils pour travailler. C’est pourquoi il fait grand cas de l’utilisation du dictionnaire, en l’occurrence du Littré. C’est son guide dans la forêt infinie du langage.
Laborantin :
Assistant travaillant dans un laboratoire.
Dans « La Mounine ou note après coup sur un ciel de Provence », Ponge se rêve en scientifique des impressions :
« Je désire moins aboutir à un poème qu’à une formule, qu’à un éclaircissement d’impressions. S’il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme de cette science. »
La rage de l’expression
Malgré l’extrême rigueur dans l’emploi du langage, malgré l’exhibition de la méthode, l’œuvre de Ponge n’est pas comparable à un dictionnaire ou à une encyclopédie. La rage de l’expression n’est pas un traité scientifique ou un herbier. Certes, Ponge utilise la démarche d’observation scientifique, mais pour la mettre au service du déploiement d’impressions esthétiques. L’art et la science s’entremêlent toujours, sans que l’un cède du terrain à l’autre. Le goût de Ponge pour les proverbes illustre ce mélange, puisqu’ils ont la concision et la densité d’une formule scientifique, et en même temps, ils ont un caractère définitif douteux, qui pousse à les mettre en doute ou à rêver à partir d’eux.
L’atelier du peintre, Adriaen van Ostade, vers 1670-1675, huile sur panneau de bois, Galerie des Maîtres anciens, Dresde, Allemagne
Créer pour réconcilier
Créer pour réconcilier
À considérer l’œuvre de Ponge uniquement en fonction de son thème dominant, celui de la faune et de la flore, on pourrait croire qu’il tourne le dos à l’humanité. Les titres des différentes parties de La rage de l’expression pourraient confirmer cette intuition : « Berges de la Loire », « La Guêpe », « Notes prises pour un oiseau », « L’Œillet », « Le Mimosa », « Le Carnet du Bois de pins », « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence ». Il est vrai que Ponge a toujours souhaité donner la parole au monde muet. En réalité, se tourner ainsi sur des choses naturelles toutes simples est une façon d’afficher une forme d’humanisme.
Humanisme :
Attitude philosophique qui prend l’homme pour fin et valeur suprême.
S’acharner à parler du monde tel qu’il est, dans ses moindres détails, de le regarder de près, parfois dans toute sa gratuité, son absurdité, revient à révéler une des forces de l’homme : sa faculté à observer et à comprendre. En explorant sa propre faculté de vision, Ponge espère nous révéler la nôtre. Il veut « [f]aire gagner à l’esprit humain ces qualités, dont il est capable et que seule sa routine l’empêche de s’approprier ».
L’Atelier du mimosa, Pierre Bonnard, 1939 ou 1946, huile sur toile, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris
Le « je » de La rage de l’expression a donc confiance en nos possibilités, et il réfute toute croyance. Sa position est clairement antireligieuse. Il s’élève même contre tout ce qui pourrait s’assimiler à une sorte de fanatisme clérical, philosophique ou politique. Il détourne sans hésiter les images religieuses et se méfie de tout ce qui peut l’éloigner de la matérialité du monde au prétexte d’une transcendance aveugle. La seule philosophie qu’il revendique est celle des Lumières du dix-huitième siècle, portée par Voltaire, Rousseau ou Diderot, cette pensée qui luttait contre l’intolérance religieuse et qui cherchait à nous éclairer par la science. Ponge prolonge cette ambition en nous forçant à regarder ce qui est beau autour de nous et en nous exhortant à refuser les discours des clercs ou des propagandistes, qui sont des langages qu’il juge fallacieux.
Transcendance :
Tout ce qui se situe plus haut, au-delà de la nature et des hommes.
Dans ce court passage, Ponge parodie l’image biblique de l’arbre de la connaissance, dénigre la croyance et salue les « lumières » tout en évoquant la guerre qui se déchaîne en Europe :
« Il s’agit une fois de plus de cueillir (à l’arbre de science) le fruit défendu, n’en déplaise aux puissances d’ombre qui nous dominent, à M. Dieu en particulier. Il s’agit de militer activement (modestement, mais efficacement) pour les ''lumières'' et contre l’obscurantisme – cet obscurantisme qui risque à nouveau de nous submerger au XXe siècle du fait du retour à la barbarie voulu par la bourgeoisie comme le seul moyen de sauver ses privilèges. »
La rage de l’expression
Il est essentiel d’avoir à l’esprit que Ponge écrit ces textes en pleine Seconde Guerre mondiale, tandis qu’il est agent de liaison pour la Résistance entre 1939 et 1944, sauf pour les « Notes prises pour un oiseau » (1938). Écrire sur des plantes et des animaux n’est donc pas un délassement, mais un moyen de survie. Par l’acte de description méthodique, il réveille une réalité très belle et directement accessible, même dans les périodes les plus sombres. Les mots, dès lors qu’ils nous aident à nous détourner de la violence et de la bêtise, sont donc réellement des armes. Ponge ne sépare pas l’action politique de l’écriture poétique. Son hypothèse et que nous pouvons devenir meilleurs en acceptant de nous fondre dans les formes d’un objet, en épousant sa sensualité, car ainsi nous découvrons la fragilité des choses et d’autrui. Dès lors, nous chercherions à protéger le monde et non plus à le jeter dans la brutalité. Le chemin poétique emprunté par Ponge est donc un chemin de réconciliation entre les hommes.
Chez Ponge, le goût de l’harmonie est aussi une politique :
« La naissance au monde humain des choses les plus simples, leurs prises de possession par l’esprit de l’homme, l’acquisition des qualités correspondantes – un monde nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et politique. »
La rage de l’expression
La poésie de La rage de l’expression est une poésie de l’interpellation. Chaque carnet est à lire comme un nouveau moyen de montrer les coulisses de la création au lecteur pour l’inciter à s’engager dans le monde.
Conclusion
Dans La rage de l’expression, Ponge montre que l’écriture est une activité qui n’a jamais de fin. Vouloir épuiser les procédés langagiers ou tous les sens du lexique conduirait à une impasse. Le modelage de l’expression, qui implique le choix du mot comme matière première, reste arbitraire. Ainsi, pour l’auteur, le mot « oiseau » n’est pas satisfaisant pour désigner un être volant. « Oileau » ou « oiveau » lui semblent plus adéquats et souderaient mieux le lien entre le mot et la chose. En sondant les pouvoirs de la langue, Ponge met donc en évidence ses contradictions.
Mais de l’observation stricte de la faune, de la flore et du fonctionnement du langage humain se dégage aussi la créativité, l’humour et la conviction qu’il est juste de s’engager pour les défendre. D’un simple « objet », Ponge crée l’« objeu » : une démarche poétique qui consiste à décrire un objet par l’exploration des facultés de l’expression. Ce ludisme séduisant est source de gaité, car l’« objeu » mène à l’« objoie ». Autrement dit, en forçant l’écrivain à recommencer éternellement sa tâche créative et ludique, la poésie devient une source de joie perpétuelle, bien plus qu’un motif de frustration.