La mesure des inégalités économiques : une diversité d’outils
Introduction :
Mesurer les inégalités s’avère difficile. En effet, contrairement à la croissance ou à l’emploi pour lesquels les économistes disposent d’indicateurs précis, il faut ici d’abord définir la nature des inégalités et ensuite en mesurer l’étendue. Or, il existe autant d’indicateurs qu’il y a d’inégalités.
Après un bref rappel des différents concepts de revenus, nous allons donc mettre en avant les différents outils statistiques permettant la mesure des inégalités économiques. Enfin, nous nous concentrerons sur les différentes représentations graphiques pour mettre en évidence la dynamique de ces inégalités.
Rappel sur les différents concepts de revenu
Rappel sur les différents concepts de revenu
Mesurer les inégalités revient dans un premier temps à se poser la question : que mesurer ?
Les inégalités économiques semblent, dans cette optique, un axe d’étude privilégié. Il est donc nécessaire de revenir sur certains concepts.
Le revenu primaire
Le revenu primaire
Le revenu primaire est le revenu issu de l’apport de facteur de production lors de la production. Il s’agit donc du revenu directement issu de l’activité productive.
Il comprend trois catégories :
- le revenu du travail, c’est-à-dire la rémunération du facteur travail, soit, généralement, le salaire ;
- le revenu du capital ou de la propriété, c’est-à-dire par exemple les revenus immobiliers (un appartement loué à quelqu’un), les comptes rémunérés ou le revenu des valeurs mobilières (les dividendes) ;
- le revenu mixte qui concerne la rémunération des indépendants (il s’agit ici de rémunérer à la fois le capital et le travail).
Le revenu de transfert
Le revenu de transfert
Les revenus primaires s’avèrent inégalitaires. C’est afin de réduire les inégalités que l’État intervient en distribuant des revenus de transfert.
Le revenu de transfert comprend les revenus issus du mécanisme de la redistribution.
Il s’agit des revenus versés par l’État en vue de réduire les inégalités (exemples : allocations chômage, CAF).
Le revenu disponible
Le revenu disponible
Une fois les revenus primaires et les revenus de transfert reçus, les ménages n’ont néanmoins pas toutes ces sommes à disposition. Il faudra en effet, retirer les impôts et les cotisations sociales pour savoir ce que les ménages pourront réellement consommer ou épargner.
Le revenu disponible désigne donc le revenu dont dispose réellement le ménage pour consommer ou épargner.
On le calcule de la manière suivante : $\text{RDB}=\text{RP}+\text{RT}-\text{PO}$, autrement dit, pour trouver le revenu disponible brut, on additionne le revenu primaire et le revenu de transfert, puis on soustrait les prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales).
Le niveau de vie
Le niveau de vie
Enfin, le niveau de vie correspond au revenu disponible divisé par le nombre d’individus qui compose ce ménage.
L’Insee utilise le concept d’unité de consommation. Sachant qu’un adulte ne consomme pas de la même façon qu’un enfant, ces unités sont généralement calculées de la façon suivante :
- 1 part (donc une unité de consommation) pour le premier adulte du ménage ;
- 0,5 part pour les autres personnes de 14 ans ou plus ;
- 0,3 part pour les enfants de moins de 14 ans.
Les outils statistiques de mesure des inégalités : des outils quantitatifs et qualitatifs
Les outils statistiques de mesure des inégalités : des outils quantitatifs et qualitatifs
Les économistes ont mis au point un certain nombre d’outils statistiques afin de mesurer et mettre en évidence les inégalités.
La comparaison de données
La comparaison de données
- La disparité
Pour mesurer des inégalités économiques, on peut comparer des données entre elles.
On partira par exemple des moyennes par catégories, afin de mettre en évidence des disparités.
Disparité :
La disparité permet de mesurer les inégalités de salaires ou de revenus entre deux catégories.
Si l’on s’intéresse aux rémunérations en fonction du genre, on peut comparer le salaire moyen des hommes à celui des femmes pour un équivalent temps plein.
- En 2015, le salaire moyen mensuel net des hommes en équivalent temps plein s’établissait selon l’Insee à 2 438 euros, alors que celui des femmes était de 1 986 euros : soit un écart de salaire de 18,5 %. On notera néanmoins, sur la base de ce tableau, une légère réduction des écarts entre 2010 et 2015.
Cette mesure des inégalités présente une limite : elle ne donne aucune information sur la répartition de ces revenus ou salaires entre professions et catégories socioprofessionnelles par exemple.
- La dispersion
Les économistes vont donc également utiliser les outils de dispersion.
Dispersion :
La dispersion consiste à s’intéresser aux inégalités à l’intérieur d’une catégorie de population, correspondant à un ensemble de données homogènes.
Il s’agit de classer les revenus dans l’ordre, puis de découper la population en parts égales. On parlera de quantiles.
Quantile :
Les quantiles sont des paramètres de position qui divisent une distribution en ensembles d’effectifs égaux.
Les quantiles sont des paramètres de position, mais leur comparaison permet de constater la dispersion. Cette dispersion peut ensuite être mesurée en calculant l’écart interquartile, qui est la différence entre le troisième quartile et le premier quartile.
Écart interquartile :
Dans une série statistique, l’écart interquartile se mesure en calculant $\text{Q}_3-\text{Q}_1$.
Par rapport à l’étendue ($\text{donnée}_{max}-\text{donnée}_{min}$), il permet une analyse plus fine, car il ne tient pas compte de l’influence des données trop extrêmes.
Les quantiles les plus fréquemment utilisés sont les déciles (tranches de 10 % d’une population, classées par ordre croissant), les quartiles (tranches de 25 % d’une population) et les centiles (tranches de 1 % d’une population).
Ces quantiles sont classés par ordre croissant. Ainsi, le premier décile (D1) regroupe les 10 % des personnes ou des ménages ayant les revenus (le salaire, le patrimoine, le niveau de vie, etc.) les plus faibles. Le dernier décile (D9) regroupe au contraire les 10 % des ménages ayant les revenus les plus élevés, sachant que la plupart des données présentent le revenu moyen de chaque décile.
La médiane correspond au cinquième décile (D5).
L’écart interdécile D9/D1 mesure l’écart qui existe entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus démunis.
- En 2016, 50 % des salariés touchent moins de 1 789 euros net, en équivalent temps plein selon l’Insee. On peut ajouter que 1 % des salariés (top 1) touchent plus de 8 629 euros net par mois.
Ce graphique permet également de mettre en avant les inégalités de genre : on notera par exemple que, quel que soit le décile, les femmes ont un salaire mensuel net inférieur à celui des hommes.
Au niveau du patrimoine, les données sont encore plus parlantes.
- Les 1 % des ménages français les mieux dotés en patrimoine détiennent environ 17 % de la masse totale de patrimoine brut (top 1). Le patrimoine brut des ménages est donc très inégalement réparti ! La moitié des ménages détiennent 92 % du patrimoine ; ce qui signifie que l’autre moitié se répartit les 8 % restants.
Deux outils sont donc utilisés pour mesurer les inégalités : la disparité et la dispersion.
La disparité permet des comparaisons entre deux catégories.
La dispersion permet de mesurer les inégalités à l’intérieur d’une catégorie.
Il existe également des représentations graphiques pour mettre en évidence ces inégalités.
Les représentations graphiques
Les représentations graphiques
- La courbe de Lorenz
La courbe de Lorenz est une représentation graphique permettant de mettre en évidence la concentration des données observées.
On trouve sur l’axe des abscisses le pourcentage cumulé croissant des effectifs (10 % de la population, 20 %…).
Sur l’axe des ordonnées, on trouve le pourcentage cumulé croissant de la variable étudiée (exemple : 10 % des revenus, 20 %…).
- La droite en noire (bissectrice) représente l’égalité parfaite. Cela signifie que 10 % de la population perçoit 10 % des revenus disponibles, 100 % de la population percevant 100 % des revenus disponibles. La situation de la France en 2011 est loin d’être dans la situation égalitaire. En effet, la courbe verte montre que 90 % de la population perçoit 72,3 % des revenus disponibles.
Plus la courbe se creuse (c’est-à-dire plus elle est éloignée de la bissectrice), plus la concentration est forte, autrement dit plus les inégalités sont fortes.
Les 10 % de la population les plus riches détiennent près de 30 % de l’ensemble des revenus disponibles.
- Le coefficient de Gini
Le coefficient de Gini se calcule à partir de la courbe de Lorenz : il correspond à la surface comprise entre la courbe de Lorenz et la droite d’équirépartition (répartition égalitaire).
Il mesure le niveau d’inégalité de la répartition d’une variable dans la population.
Plus le coefficient de Gini est fort, plus les inégalités sont fortes (puisque cela signifie que la courbe de Lorenz est éloignée de la bissectrice).
Le coefficient de Gini est compris entre 0 et 1 : 0 correspondant à l’égalité parfaite et 1 à la distribution la plus inégalitaire possible.
On trouvera aussi ce coefficient compris entre 0 et 100 pour les données internationales.
- En France, en 2018, d’après Eurostat, le coefficient de Gini s’établit à 0,285. Après avoir chuté entre 1970 et 1998, le coefficient de Gini semble dans une tendance globale en légère hausse depuis 1998.
La courbe de Lorenz et le coefficient de Gini sont des représentations graphiques permettant de mettre en évidence les inégalités et leurs évolutions.
Les indicateurs plus qualitatifs
Les indicateurs plus qualitatifs
Les outils précédents s’attachent à montrer les inégalités économiques sous un angle quantitatif.
De nombreux auteurs ont tenté ces dernières années de développer de nouveaux indicateurs davantage rattachés au bien-être social.
- Le BIP 40
Créé en 2002, le BIP 40 constitue un baromètre des inégalités et de la pauvreté.
Cet indicateur économique cherche, en particulier, à prendre en compte d’autres composantes que les seuls aspects monétaires.
Il est élaboré à partir de 58 indicateurs statistiques correspondant à six dimensions des inégalités et de la pauvreté :
- le travail ;
- les revenus ;
- le logement ;
- l’éducation ;
- la santé ;
- la justice.
Un accroissement du BIP 40 correspond ainsi à une augmentation de l’inégalité ou de la pauvreté.
Le graphique suivant permet d’illustrer cette évolution :
- L’ordonnée représente l’indice synthétique (valeurs comprises entre 0 et 10, mais la méthode de calcul fait que l’indicateur ne peut jamais être égal à 0). On constate un accroissement global du BIP 40, qui traduit donc une augmentation générale des inégalités depuis 1980.
- L’indicateur de bien-être de l’OCDE
L’indicateur de bien-être de l’OCDE est un indicateur du « vivre mieux » (Better Life Index, BLI en anglais) créé en 2011 par l’OCDE.
Cet indicateur du vivre mieux permet aux individus de comparer les pays selon les critères qu’ils souhaitent mettre en avant au moyen de 11 thèmes considérés comme essentiels au bien-être. Il permet de mettre en évidence trois types d’inégalités de bien-être :
- des inégalités verticales, c’est-à-dire des disparités entre tous les membres de la société (les plus riches par rapport aux plus pauvres par exemple) ;
- des inégalités horizontales, c’est-à-dire des inégalités entre catégories ayant des caractéristiques spécifiques (inégalité entre les hommes et les femmes, entre générations, par rapport au niveau de diplôme, etc.) ;
- un niveau de privation, c’est-à-dire une proportion de personnes vivant en dessous d’un certain niveau de bien-être.
- Ce graphique met en évidence les forces et les faiblesses de la France en matière de bien-être social. Plus le bâton est grand, plus l’indicateur étudié est bon.
Nous avons ici montré qu’il existait également des indicateurs plus qualitatifs pour mettre en évidence les inégalités.
Le BIP 40 et l’indicateur de bien-être de l’OCDE prennent en compte d’autres critères que le critère monétaire.
La dynamique des inégalités
La dynamique des inégalités
Les outils de mesure des inégalités, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs, permettent de mettre en évidence la dynamique des inégalités, c’est-à-dire leur transmission dans le temps.
La diminution des inégalités jusque dans les années 1980 : moyennisation de la société française
La diminution des inégalités jusque dans les années 1980 : moyennisation de la société française
Sur le long terme, durant les Trente Glorieuses (1945-1973), on note une tendance à la réduction des inégalités et une homogénéisation des sociétés.
En effet, de manière globale, les inégalités économiques ont eu tendance à se réduire et les niveaux de vie des différents groupes sociaux se sont rapprochés. Les modes de vie se sont homogénéisés.
- On parle de moyennisation.
Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène de réduction des inégalités :
- les crises économiques (chocs pétroliers de 1973) diminuent la valeur du patrimoine des plus riches, et donc des revenus qu’ils peuvent en tirer ;
- les contestations sociales, en particulier celles de 1936 ou de 1968, ont abouti, en France, à un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés et donc de ce fait à une réduction des inégalités de revenus ;
- la création de l’État-providence qui joue en faveur des catégories les plus pauvres, en mettant par exemple en place le salaire minimum.
La réduction des inégalités concerne également les inégalités sociales.
Le XXe siècle est marqué par un processus de massification et de « démocratisation » de l’école.
Les graphiques suivants mettent en évidence l’évolution des effectifs scolarisés en fin de primaire, de collège et au lycée. C’est la comparaison de données, et plus précisément la disparité, qui est utilisée ici :
- D’après ces graphiques, on voit que le nombre d’enfants scolarisés n’a cessé d’augmenter depuis sur toute la période des Trente Glorieuses.
Ainsi, ils étaient 2 millions en fin de primaire et de collège en 1958, ils sont environ 3 millions en 1980. Ces évolutions touchent également l’enseignement secondaire : on compte un peu plus de 300 000 lycéens en 1958, ils sont plus d’1,1 million en 1980.
Il faut néanmoins noter que la massification n’entraîne pas forcément la démocratisation, qui est donc à relativiser.
Une démocratisation suppose une réduction des inégalités, en particulier des inégalités liées à l’origine sociale.
La démocratisation scolaire est réelle, mais incomplète. Les taux de réussite au baccalauréat selon l’origine sociale se rapprochent, mais restent encore très différents.
- Au début du XXIe siècle, 41 % des enfants de cadres supérieurs ont un diplôme BAC +5 contre seulement 7 % des enfants d’ouvriers qualifiés.
Le retour des inégalités depuis les années 1980
Le retour des inégalités depuis les années 1980
La dégradation du marché du travail (chômage et précarisation) affecte une partie des actifs et crée un vaste ensemble de travailleurs dits « fragiles ».
Depuis le milieu des années 1980, les écarts semblent se creuser à nouveau, ne serait-ce que sur le plan économique, du fait notamment des inégalités face à l’emploi et de l’évolution des revenus du patrimoine qui s’accroissent fortement pour la partie la plus riche de la population.
On constate également une persistance des inégalités sociales et culturelles.
La moyennisation observée au cours des Trente Glorieuses a permis une diffusion massive de certains biens de consommation et de certaines pratiques. Néanmoins, malgré ce constat, les modes de vie sont encore loin d’être uniformisés.
La consommation diffère très largement selon la catégorie sociale.
Prenons l’exemple de la consommation de biens culturels :
- 69 % des cadres supérieurs sont allés au moins une fois au musée au cours des 12 derniers mois contre 20% des ouvriers.
La réduction des inégalités engagée pendant les Trente Glorieuses s’est arrêtée à partir des années 1980.
La dégradation du marché du travail et l’évolution des revenus nettement plus favorable aux revenus du patrimoine ont réenclenché un creusement des inégalités entre les populations les plus riches et les autres.
Ces inégalités ne sont pas uniquement économiques : on observe aussi de nombreux nouveaux écarts en matière sociale et culturelle, d’accès aux soins ou aux études.
La corrélation des revenus entre parents et enfants
La corrélation des revenus entre parents et enfants
Il s’agit ici de montrer qu’il existe un lien étroit entre le revenu des parents et celui des enfants lorsqu’ils atteignent l’âge adulte et évoluent dans le monde du travail.
- Autrement dit, les inégalités ont tendance à se poursuivre de génération en génération.
En 2013, l’économiste Alan Krueger s’est inspiré des travaux de Miles Corak pour réaliser une courbe appelée « courbe de Gatsby » qui met en relation le coefficient de Gini (inégalité des revenus sur une génération) et l’élasticité intergénérationnelle des revenus (différence de revenus entre des générations différentes).
- Cette courbe permet de comparer les pays en mettant en relation les inégalités de revenu (abscisses) et la transmission de ces inégalités de générations en générations (ordonnées).
Cette approche renvoie au concept de mobilité sociale.
Une parfaite mobilité sociale (c’est-à-dire aucune influence de la situation familiale sur le revenu des enfants) implique une élasticité égale à 0. Plus l’élasticité est grande, plus la mobilité sociale est faible.
Pour la France, l’élasticité intergénérationnelle des revenus est forte (4), ce qui sous-entend que la mobilité sociale est relativement faible. Le coefficient de Gini en 2013 est supérieur à 30, ce qui traduit la présence de nombreuses inégalités. Il existe donc bien une transmission des inégalités de revenu entre les générations.
Parler de mobilité sociale revient à s’intéresser aux inégalités des chances.
Cela revient à étudier le nombre de générations qu’il faut à un individu situé en bas de l’échelle pour parvenir à la moyenne. En France, il faudrait six générations pour que des enfants de familles défavorisées arrivent à une position sociale moyenne, contre deux générations au Danemark. En moyenne, les pays de l’OCDE se situent entre quatre et cinq générations.
En France, il faudrait 6 générations pour que les descendants de familles modestes atteignent le revenu moyen.
Conclusion :
Il existe différents outils pour mesurer les inégalités.
- des outils statistiques, comme la disparité ou la dispersion des revenus, des patrimoines ;
- des représentations graphiques (courbe de Lorenz, coefficient de Gini).
L’ensemble de ces outils permet de mettre en évidence le côté quantitatif des inégalités, par exemple, combien de fois le top des 1 % gagne-t-il plus que les 10 % les plus pauvres.
Il existe également de nouveaux outils qui cherchent à montrer le caractère qualitatif des inégalités, comme le BIP 40 ou les analyses en termes de bien-être de l’OCDE.
De la même manière, analyser les inégalités revient à travailler de façon dynamique, c’est-à-dire s’intéresser à la transmission de ces inégalités.
La courbe de Gatsby ainsi que les analyses en termes de mobilité sociale permettent de répondre à ces questions.