Les Fleurs du mal - Partie 2
Les Fleurs du mal, Baudelaire : l'Idéal et la théorie des correspondances
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Introduction :
Pour Baudelaire, le poète en proie au Spleen aspire à l’Idéal. Pour atteindre cet Idéal, il s’inspire de l’alchimie : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Ainsi, la poésie baudelairienne transforme le monde matériel en une réalité supérieure.
« Correspondances » est le quatrième poème des Fleurs du mal. Il appartient à la première section du recueil publié en 1857, « Spleen et Idéal », consacrée à la condition du poète et la mission de sa poésie.
Dans ce recueil, l’Idéal et le monde quotidien des êtres humains se rejoignent. Nous verrons comment l’observation du monde sensible conduit le poète à aspirer à un univers qui le dépasse. Puis nous analyserons les rôles du poète et de la poésie, apte à transcender ce monde matériel via des systèmes de correspondances.
Une vision spiritualiste du monde
Une vision spiritualiste du monde
La distinction de deux réalités : la matière et l’Idéal
La distinction de deux réalités : la matière et l’Idéal
Pour Baudelaire, le monde n’est pas que matière. Il comporte aussi une dimension spirituelle.
Deux réalités différentes coexistent : l’une est d’ordre matériel, l’autre relève de l’Idéal.
Détail de L’École d’Athènes, Platon désigne le ciel (allégorie du monde des Idées), Raphaël, 1511, fresque, 5 × 7,7 m, Rome
Cette conception du monde n’est pas sans rappeler la philosophie de Platon qui repose sur la distinction entre deux réalités :
- une réalité concrète, apparente, perçue par nos sens ;
- et une réalité abstraite, du domaine des idées, que nous appréhendons par l’intelligence.
Avec l’allégorie de la caverne, Platon illustre cette théorie : les hommes y sont présentés comme des prisonniers qui prennent pour la vérité les ombres projetées devant eux sur la paroi de la caverne ; le philosophe est celui qui parvient à sortir de la caverne et à accéder directement à la vérité.
La coexistence du réel et du spirituel est caractéristique du thème des « correspondances » que Baudelaire, dans le poème du même nom, cherche à explorer.
Deux réalités qui n’en forment qu’une
Deux réalités qui n’en forment qu’une
Pour comprendre l’origine philosophique de l’inspiration de Baudelaire, et plus particulièrement les sources du poème « Correspondances », il faut prendre en compte l’influence du philosophe Suédois Emanuel Swedenborg. Il s’agit du penseur le plus notable de la théorie des correspondances. Dans son essai Les Arcanes célestes on peut lire :
Emmanuel Swedenborg, Carl Frederik von Breda, vers 1818, huile sur toile, Glencairn Museum, Philadelphie
« Il y a un monde spirituel et […] ce monde est distinct du monde naturel ; car, entre les Spirituels et les Naturels, il y a les Correspondances, et les choses qui existent par les Spirituels dans les Naturels sont les Représentations ; il est dit Correspondances parce que les Naturels et les Spirituels correspondent. »
On retrouve dans ce passage la séparation que nous avons montrée entre spiritualité et matière, et l’annonce d’une poétique de la correspondance.
Le monde sensible (immédiatement perceptible), humain, révèle le monde spirituel par un système de correspondances.
Correspondance :
Le terme « correspondance » revêt une consonance mystique. En effet, cette théorie est une doctrine selon laquelle les différents éléments, qui composent la nature, communiquent entre eux.
Ainsi, le règne végétal et le règne animal (dont l’Homme fait partie) sont tous deux l’incarnation d’une réalité spirituelle faite de symboles.
- Les deux mondes, spirituels et matériels, n’existent pas seulement l’un à côté de l’autre, indépendamment, mais ils forment une unité.
Mentionné au vers 6 de « Correspondances » (Les Fleurs du mal, 1857), le concept d’« unité » est essentiel dans la pensée mystique : celui-ci se propose de retrouver l’unité fondamentale de l’univers derrière la diversité du multiple.
Le vers 7, « Vaste comme la nuit et la clarté », construit sur une antithèse, développe cette idée d’« unité » qui réunit les contraires.
Cette quête de l’Idéal est notamment motivée par la nécessité de s’extraire du Spleen.
Du Spleen à l’Idéal
Du Spleen à l’Idéal
Dans la médecine antique puis médiévale, on considérait que la santé humaine dépendait de l’équilibre dans le corps de quatre humeurs :
- le sang ;
- le phlegme (ou la lymphe) ;
- la bile jaune ;
- et enfin la bile noire (ou atrabile) sécrétée par la rate.
- On considère cette dernière comme responsable de l’anxiété et de la mélancolie.
Selon cette théorie, un être humain en bonne santé repose sur la coexistence en équilibre de ces quatre humeurs. Tout dérèglement entraîne des « sautes d’humeur ».
Les quatre humeurs, gravure tirée du Quinta Essentia de l’alchimiste Leonhard Thurneysser, 1574
Au moment de l’écriture des Fleurs du mal Baudelaire choisit le mot spleen, qui désigne la « rate » en anglais, pour nommer un état de mélancolie profonde inhérent au dégoût de sa propre existence.
Il fait ainsi référence à l’une des quatre humeurs : la bile noire.
Spleen :
Ce mot anglais qui signifie « rate » ou « mauvaise humeur » est employé par Baudelaire pour désigner un état mélancolique, source d’inspiration de sa poésie.
Il est associé aux thèmes de l’ennui, de la nuit, du sentiment d’isolement et d’enfermement.
Melancholia, Albrecht Dürer, 1514, Musée Städel, Francfort
Le poète a donc un rôle à jouer auprès des hommes : il se propose de leur montrer la voie vers l’Idéal, réalité supérieure qu’ils ne perçoivent pas spontanément.
En entrant dans l’analyse du poème « Correspondance », nous pouvons montrer la tension synesthésique qui tiraille le poète entre Spleen et Idéal.
Le rôle du poète : un médiateur entre la Nature et les hommes
Le rôle du poète : un médiateur entre la Nature et les hommes
Le poète en quête d’Idéal est sensible au langage de la nature qu’il tente de retranscrire au moyen de son art : la poésie.
Portrait de Charles Baudelaire, Gustave Courbet, vers 1848-1849, huile sur toile, 54 × 65,5 cm, Musée Fabre, Montpellier
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. »
« Correspondances », Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
Une Nature mystique
Une Nature mystique
« Correspondances » s’ouvre sur une métaphore filée qui rapproche la « Nature » (personnifiée par la majuscule) d’un « temple » (les deux au vers 1). Cette image repose sur une analogie visuelle entre les arbres de la forêt et les « vivants piliers » (v. 1) de ce monument religieux.
Ainsi, la nature revêt un caractère sacré. C’est un lieu de communication entre l’humain et le divin.
La Nature adresse à « l’homme » (v. 3) de « confuses paroles » (v. 2). Celui-ci, s’il perçoit leur existence, ne parvient pas à déchiffrer les mystères du monde : il ne fait que « passe[r] à travers des forêts de symboles » (v. 3).
De plus, c’est l’homme (représenté par le pronom personnel complément « l’ ») qui est l’objet et non pas le sujet du verbe « observer » dans le vers 4 (« Qui l’observent avec des regards familiers. »), ce choix syntaxique témoigne de son incapacité à regarder et à comprendre le monde pour appréhender une réalité supérieure.
En communion avec les éléments, le poète devient une figure druidique capable de déchiffrer la formule de la Nature qui libère l’accès à l’Idéal.
Les analogies : des signes à déchiffrer
Les analogies : des signes à déchiffrer
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » (v. 8) développe une analogie entre les sens (odorat, vue, ouïe) qui témoignent de l’harmonie de l’univers.
Le poème déploie la notion de correspondances horizontales et de correspondances verticales, aussi appelées synesthésies.
Synesthésie :
La synesthésie fait référence à un trouble de la perception sensorielle : le sujet associe systématiquement une sensation « normale » à une sensation complémentaire.
Pour le poète qui perçoit ces synesthésies, certaines perceptions correspondant à un sens évoquent spontanément des perceptions liées à un autre sens.
Détail du tableau Coin de table représentant Arthur Rimbaud, Henri Fantin-Latour, 1872, 160 × 225 cm, Musée d’Orsay, Paris
Dans « Métropolitain » (Illuminations, 1875), Rimbaud associe une perception visuelle à un terme évoquant l’odorat : « parfums pourpres du soleil des pôles ».
Baudelaire illustre cette théorie de correspondance horizontale dans les deux tercets de « Correspondances », à travers de nombreuses comparaisons articulées autour d’un même comparant : le mot « parfums » (v. 9). Les éléments comparés font pourtant référence à d’autres domaines sensoriels que celui de l’odorat :
- le toucher (« frais comme des chairs d’enfants », v. 9) ;
- l’ouïe (« doux comme les hautbois », v. 10) ;
- la vue (« verts comme les prairies », v. 10).
Ces parfums s’opposent aux fragrances exotiques que sont « l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens », v. 13. À ces derniers sont associés des mots à connotation morale (« corrompus » et « triomphants », v. 11) et spirituelle (« ayant l’expansion des choses infinies », v. 12).
S’établit ainsi une correspondance entre le monde de la sensibilité et celui de la spiritualité. C’est ce que suggère le vers 14 : « [ces parfums exotiques] chantent les transports de l’esprit et des sens ».
- Le poète semble atteindre un état d’extase, cet Idéal qu’il recherche pour échapper au Spleen.
- D’horizontale, la correspondance devient donc verticale et permet à l’homme de transcender sa condition matérielle.
Le poète se fait l’intermédiaire, le passeur qui propose au lecteur de l’aider à s’élever vers l’Idéal.
Le rôle du poète
Le rôle du poète
Il y a dans le poème un aspect lié à la sorcellerie, au rituel incantatoire permettant cette élévation.
Mais, comme nous l’avons vu, l’homme peine à comprendre cette incantation.
Le poète devient un interprète, une sorte de mage et se fait le médiateur mystique de la Nature et des hommes.
La synesthésie au service de la poésie
La synesthésie au service de la poésie
La poésie, par les jeux qu’elle permet sur les rythmes et les sonorités, sert ainsi la démonstration.
Tous les alexandrins sont coupés en deux hémistiches identiques (de six syllabes chacun) afin d’illustrer l’harmonie de la Nature.
Les vers 8 (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. ») et 14 (« Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. ») suivent un rythme différent. Le vers 8 donne la définition des correspondances ; le vers 14 constitue l’aboutissement de la quête de l’Idéal du poète.
- Ces moments-clés du sonnet sont mis en valeur par un rythme parfaitement équilibré en quatre fois trois syllabes.
En outre, le travail du poète sur les sonorités permet de solliciter l’ouïe du lecteur. Ainsi, au vers 5, l’assonance en « -on » crée un effet d’harmonie imitative, en faisant entendre l’écho dont il est question :
« Comme de longs échos qui de loin se confondent ».
Cet effet est renforcé par les allitérations en « -k », « -d » et « -l », ces sons se répétant comme des échos :
« Comme de longs échos qui de loin se confondent ».
On notera aussi la diérèse dans le mot « expansi/on » (v. 12) : elle allonge la durée de prononciation du mot et en renforce ainsi le sens.
En effet, le terme « expansion » désigne le mouvement de ce qui se développe, se répand, se propage. La diérèse permet de répercuter cette « expansion ».
Le sonnet des « Correspondances » fonctionne comme une illustration de ce qu’il expose. Par les rythmes et les sons, il conduit le lecteur à expérimenter sa capacité à détecter des analogies à partir de ses sens.
Ce poème ouvre la voie à la poésie symboliste : ce courant littéraire et artistique de la seconde moitié du XIXe siècle ne voit dans le réel que le reflet d’une réalité supérieure.
Conclusion :
À travers le poème « Correspondances », Baudelaire expose sa vision particulière du monde. La poésie est pour lui un moyen d’explorer la profondeur de la théorie des correspondances et de jouer avec la portée de l’œuvre d’art, ainsi qu’il l’exprime dans ses Notes nouvelles sur Edgar Allan Poe (1857) :
« C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus évidente de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. »
Cette théorie influence de manière décisive l’évolution de la poésie. En cherchant le sens caché derrière les apparences sensibles, matérielles, elle ouvre la voie à la poésie symboliste qui ne voit plus dans le réel que le reflet d’une réalité supérieure.