Fiche de lecture
Un Balcon en forêt, Julien Gracq
Contexte

Après Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq aborde à nouveau l’attente et la guerre avec Un Balcon en forêt. L’action du récit se déroule en 1939, durant la « drôle de guerre », une période de suspens qui se passe dans les Ardennes, à la frontière franco-belge. L’aspirant Grange, blotti dans un avant-poste qui a regard sur le front de la Meuse, doit arrêter les blindés allemands si ceux-ci se présentent.

Le récit oscille entre le monde réel, l’omniprésence de la guerre amenant une dimension historique au récit, et le monde imaginaire, avec les mythes et les légendes.

L’ouvrage est perçu comme un renouvellement poétique de Julien Gracq qui marque avec Un Balcon en forêt une rupture importante dans son œuvre. Cependant, la critique reçoit mal ce récit qu’elle catégorise d’exercice de style, tandis que le public de l’époque n’est pas séduit par une écriture qu’on juge alors répétitive et monotone.

Personnages

Grange : Héros du roman, sa mission est d’arrêter les chars des allemands si ceux-ci se présentent. Il loge dans une maison forte située dans forêt des Ardennes. Éloigné de tout, la guerre reste pour lui une menace abstraite. Il passe ses journées entre la maison forte, le village, la maison de Mona, son amante, et la forêt.
Mona : Jeune veuve, elle rencontre l’aspirant Grange en forêt, sous la pluie, et le subjugue rapidement. Symbole d’un bonheur hors-temps et sensuel, elle est associée par Grange à une « espèce fabuleuse ». Fée, femme-enfant, licorne, fadette, sorcière, cours d’eau, cascade, averse, elle incarne la fraîcheur et l’insouciance en ce temps de guerre. Son départ coïncide avec le cataclysme final.
Hervouët : Soldat grand et sec, il est silencieux et toujours à l’affût. Braconnier de la Brière, il aime chasser. Il est sous les ordres de l’aspirant Grange à la maison forte.
Gourcuff : Dit « Vinn Rû ». Petit soldat rougeaud, journalier breton, il est presque illettré. Il est sous les ordres de l’aspirant Grange à la maison forte.
Olivon : Caporal de Saint-Nazaire sous les ordres de l’aspirant Grange à la maison forte.
Vignaud : Capitaine qui accompagne l’aspirant Granges pour la premières fois à la maison forte des Hautes-Falizes.
Varin : Capitaine résidant à Moriarmé, il semble être le seul à avoir conscience de la gravité de la situation. Il est celui qui ramène les autres à la réalité de la guerre.
Madame Tranet : Tenancière du café des Platanes.
Julie : Servante de Mona.

Thèmes

Le balcon : Il désigne le lieu isolé et en hauteur qu’est la maison forte, « le Toit ». Il les sépare de la ville et de la guerre. Le balcon est un espace qui rend possible la contemplation.
La guerre : Elle donne les éléments réalistes du contexte historique, et semble en même temps totalement irréelle et absurde. La guerre est aussi la vie de soldat à la maison forte, les bombardements, la perte. À la fin, la mort des soldats de la maison forte est envisagée comme le signe d’un retour au réel.

Résumé

Un Balcon en forêt commence en 1939, lorsque l’aspirant Grange prend possession, avec trois autres soldats sous ses ordres, de la maison forte des Hautes-Falizes, située dans la forêt des Ardennes (et d’où la guerre semble s’éloigner), et se termine le 13 mai 1940, après l’attaque allemande.

Le roman se construit entre l’espace clos de la maison forte et l’espace ouvert de la forêt.

Julien Gracq adopte dans ce récit un style poétique, apte à transmettre toutes les émotions du héros. Celui-ci est tiraillé entre la sérénité presque mystique offerte par la forêt et la menace, imperceptible mais constante, de la guerre.

Si le récit n’est pas clairement divisé en chapitres, les différents sauts de ligne délimitent des sections évidentes.

Section I

L’aspirant Grange arrive par le train au poste de commandement régimentaire, en bordure de la Meuse. Le colonel envoie l’aspirant à la maison forte des Hautes-Falizes. En attendant d’y monter le lendemain en compagnie du capitaine Vignaud, il passe la nuit dans une chambre de grenier. La nuit est propice à l’écoute de la nature.

Section II

Grange s’émerveille de toute la beauté de la nature et du paysage qu’il traverse. La solitude est complète au milieu de cette forêt, qui apparaît comme celle d’un conte. Grange ne sait pas où on l’emmène jusqu’à ce qu’il aperçoive un chalet savoyard. Le capitaine Vignaud lui annonce qu’ils sont arrivés.

Section III

Grange découvre la maison forte des Hautes-Falizes. Il s’agit d’un blockhaus qui a pour but d’interdire l’accès vers la ligne de la Meuse aux blindés allemands. Ce bloc de béton craquelle, sent la moisissure et est humide. Grange est surpris.

Section IV

Ce lieu isolé perdu dans la forêt lui procure finalement une sensation de liberté. Grange considère la maison comme une île déserte. Les soldats Hervouët et Gourcuff qui l’accompagnent s’occupent de leur côté. Les occupants vivent étrangement ce jour de guerre, entre une grasse matinée, un café chaud, le soleil et un silence prenant. Cet univers est très peu habituel dans la vie militaire : Grange est alors persuadé qu’il ne se passera rien ici, et que leur mission est inadéquate.

Section V

La vie à la maison forte est une vie au ralenti, Grange passe ses journées à lire et à écrire. L’après-midi, il descend aux Falizes, au café des Platanes, où Madame Tranet l’accueille. La maison forte est décrite comme un désert d’arbres hauts juché au-dessus de la Meuse. Il n’est jamais question de la guerre dans ce lieu ni dans le village où Grange discute avec les habitants. Grange nomme le haut plateau de forêts « le Toit ». Il s’entend bien avec ses compatriotes soldats. Seule la radio les ramène à la réalité de la guerre active, mais rapidement, cette sensation disparaît. La nuit est un mélange de calme et d’alarmes.

Section VI

Le dimanche, Grange descend à Moriarmé, où le capitaine Varin offre un repas à sa compagnie et à celle d’à côté. Grange n’aime pas les propos de guerre qui s’échangent, et il a hâte de revenir dans sa forêt. L’hiver approche. Grange comprend que le fait de s’enfoncer dans cette forêt lui procure un bien-être dont il devient presque dépendant. Il se crée son propre monde.

Un dimanche de pluie de novembre, il rencontre Mona dans la forêt. Grange accepte la proposition de venir chez elle. Elle devient son amante.

Section VII

Ce n’est qu’au bord de la route qu’on voit passer des engins de guerre de temps à autre. Grange et Olivon les regardent alors passer. Olivon pense que le calme est trompeur et qu’il ne faut pas s’y fier. Il annonce à Grange que des généraux sont arrivés la veille pour déposer du matériel derrière la Meuse. Ils constatent que la guerre s’installe lentement, par petites touches. Il règne une atmosphère d’attente et d’incertitude.

Les soldats de la maison forte reçoivent des conducteurs d’une automitrailleuse en panne. Le lieutenant pense que le blockhaus ne suffira pas à arrêter les allemands. Il conseille même à Grange de partir avant qu’il ne soit trop tard.

Section VIII

L’automne dure. Grange vit des instants de bonheur avec Mona sur les sentiers et à la lisière des bois. Elle laisse la porte ouverte de sa maison pour qu’il puisse la rejoindre la nuit. Ce chapitre décrit le bonheur pastoral des amants et leurs petits déjeuners insouciants.

Lorsqu’il est à la maison forte, Mona vient lui rendre visite, ou bien il lit les journaux. Grange veut se convaincre que la Belgique ne rentrera pas en guerre. Il rêve de rester vivre avec Mona.

La nuit, Grange effectue une ronde à travers la forêt, emplie de brumes et de vapeurs.

Section IX

C’est la fin décembre et les premières neiges tombent. Les communications sont coupées à Moriarmé, et le ravitaillement ne peut plus venir. Les activités militaires ont cessé. Grange continue de voir Mona et la compare à une espèce fabuleuse. Mona ressent néanmoins une angoisse crépusculaire qui inquiète alors Grange : la fin de la journée lui fait penser à la mort.

Section X

Grange se demande si les Allemands oseront franchir l’immense forêt des Ardennes. Il consulte la carte et s’inquiète du parcours possible de l’ennemi, surtout maintenant que l’hiver commence à passer.

Section XI

Mi-janvier, un avion allemand vient survoler la région chaque jour pendant une semaine et tire des coups au hasard. Grange ne le perçoit pourtant pas comme une image de la guerre, qui lui paraît irréelle. L’état d’alerte est proclamé. On propose à Grange une mutation, qu’il refuse. La forêt est alors assimilée à un paysage maritime, et l’air lui rappelle ses vacances à la mer.

Section XII

À la fin de l’hiver, Grange obtient une permission et se rend à Paris. Il s’ennuie et trouve que cette guerre ne ressemble à aucune autre. Lorsqu’il revient dans les Ardennes, la vie a changé : la ville grouille de troupes et le printemps est en avance. Les Allemands envahissent la Norvège, le téléphone ne cesse de sonner.

Section XIII

Mai est arrivé avec sa chaleur. Granges a de mauvais pressentiments. Il lui semble qu’il marche dans la forêt comme dans sa propre vie alors qu’il patrouille avec Hervouët comme à l’habitude. Grange se glisse dans la nuit de la forêt, qu’il voit de plus en plus comme un espace de liberté. L’immensité des Ardennes le transporte. Ces nouvelles impressions l’amènent à annoncer à Mona qu’elle doit partir, sans oser lui dire qu’il souhaite désormais être seul.

Section XIV

Explosions et coups de feu se font entendre. Des bruits de moteurs d’avions aussi. Les Allemands sont entrés en Hollande, en Belgique et au Luxembourg. La vraie guerre semble commencer. Le soir, tout s’arrête. La ville est vide et étrange.

Section XV

Des bombardements sur la Meuse abîment le paysage jusque là si serein. La guerre est là, aux portes du « Toit ». Granges, Gourcuff, Hervouët et Olivon décident pourtant de déjeuner dehors, ce qui rappelle des souvenirs d’enfance à Grange. Petit, durant la guerre de 14-18, on l’avait amené à un pique-nique pendant lequel il entendait le bruit des mitraillettes et des avions.

Section XVI

La guerre, avec ses blessés, devient plus réelle pour Grange. Mais l’idée d’une guerre dans ce lieu si serein lui semble toujours improbable. La nuit devient plus inquiétante.

Section XVII

Un dimanche, l’angoisse arrive à la maison forte. Le silence qui l’entoure devient morbide. Grange entend les tirs de la Meuse sur la Belgique. Les bombardements se mettent tout à coup à pleuvoir, et le « Toit » est touché. Le blockhaus est encore intact malgré l’assaut, mais les ponts de la Meuse sautent les uns après les autres.

Section XVIII

Les soldats de la maison forte s’enferment dans le blockhaus. La panique les gagne : ils bouchent tous les accès et se cloîtrent dans l’obscurité. Commence l’attente. Grange décide tout de même à un moment donné de sortir voir. Il se sent alors libre, et au contact de la forêt, la peur disparaît. Il rejoint ensuite les autres avec qui il mange. Ils allument une bougie, qui se voit de loin depuis la route, mais pour Grange plus rien n’a d’importance.

Section XIX

Les tours de veille s’alternent. L’angoisse fait place au calme et vice-versa. Malgré les bombardements, l’irréalité de la venue des allemands dans ce lieu persiste. Grange attend.

Section XX

La forêt est comparée à une prison. Grange observe le décor et écoute le présage funèbre des corbeaux. Une voiture allemande arrive. Hervouët la mitraille, et les deux occupants meurent sur le coup. La nuit, l’espace devient peu sûr et hostile. Les soldats entendent plusieurs moteurs. Le blockhaus est bombardé. Grange est touché à la jambe et aux reins.

Section XXI

Olivon et Hervouët sont morts, Grange et Gourcuff sont épargnés. Ils avancent difficilement dans la forêt. Grange demande à Gourcuff de le laisser seul dans la forêt. Là, il se plonge dans ses souvenirs. Il continue son chemin et est finalement frappé par une sensation de vide : il a renvoyé Mona, Hervouët et Olivon sont morts, Gourcuff est parti… La guerre semble à nouveau loin. Une somnolence lourde le prend.

Citation

« Ce fut vers la fin de décembre que la première neige tomba sur l’Ardenne. Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge qui suintait de la terre cotonnait sur le plafond l’ombre des croisées ; mais sa première impression fut moins celle de l’éclairage insolite que d’un suspens anormal du temps : il crut d’abord que son réveil s’était arrêté ; la chambre, la maison entière semblaient planer sur une longue glissade de silence – un silence douillet et sapide de cloître, qui ne s’arrêtait plus. »
« Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici – nous rêvons tous – mais de quoi ? Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine ; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu’une attente pure, aveugle, où la nuit d’étoiles, les bois perdus, l’énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l’horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l’envie d’être nu. »
« La forêt était courtaude – c’était des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers – mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace. »
« Il lui sembla ensuite que les choses se passaient très vite. Il était à peine à mi-chemin du fortin qu’un puissant ronflement de moteurs se mit à fouir, à tarauder la forêt de tous les côtés à la fois, avec le sans-gêne d’une troupe de rabatteurs entrant dans un fourré, et le Toit brusquement entra en transe dans un énorme tapage de bombes et de mitrailleuses. Grange demeura un moment stupide : la forêt vibrait comme une rue secouée par le vacarme d’une perforatrice ; il se sentait giflé, bousculé par la trépidation véhémente, incompréhensible, qui entrait en lui à la fois par la plante des pieds et par les oreilles. »