Le journal de Gide constitue un monument littéraire, par sa taille et par sa qualité. Gide en a entamé l’écriture en 1887 et a continué, malgré des interruptions parfois assez longues, cet exercice jusqu’à sa mort.
Vers la fin de sa vie, il en a préparé l’édition afin que ses descendants n’aient pas à s’en charger mais également pour pouvoir censurer certains passages. Des extraits de son journal avaient déjà été publiés en 1934 et en 1936, et un premier tome était sorti en 1939, suivi d’un second en 1950.
Ces pages, parfois quotidiennes, qui remplissent le rôle d’aide-mémoire, de journal de travail et de lectures, répondent surtout à une intention forte de Gide, celle de creuser en lui-même et de s’analyser, de se comprendre ou du moins de comprendre que certaines choses le concernant lui échappent. Son arme est sa très grande clairvoyance, avec laquelle il cherche à atteindre la sincérité et à remiser son orgueil.
L’analyse du « moi » : L’analyse du « moi », l’exploration psychologique, la recherche de la sincérité et la tentative pour se comprendre constituent l’intérêt principal de ce Journal, conformément aux propriétés de ce genre. Gide y fait preuve d’une grande lucidité, jusque dans ses hypocrisies que le lecteur ne manque pas de débusquer. C’est particulièrement le cas dans ses relations avec Madeleine, épouse adorée mais emprisonnée par cette adoration. La littérature : La littérature occupe naturellement une grande place dans le Journal. Gide parle abondamment de ses lectures et relève des détails stylistiques et grammaticaux très précis. Ses notes accompagnent également son propre travail d’écriture. Par ailleurs, le journal présente un témoignage de la vie littéraire de son époque. Les voyages : Les voyages ponctuent le Journal dès les premières années et jusqu’à la fin de la vie de l’auteur. La sexualité et l’amour : La sexualité, et notamment les préoccupations pour son homosexualité, reviennent régulièrement dans les années de jeunesse. Comme dans son œuvre romanesque, Gide découvre sa sensualité et conclut à une incompatibilité entre le plaisir physique et l’amour. L’amour en effet est réservée à Madeleine, qui est le grand sujet du Journal, dont elle semble pourtant toujours absente. Il faudra attendre les dernières années et la mort de Madeleine pour que Gide cesse de la voir telle qu’il la fantasmait.
Les notes de ce journal peuvent être schématiquement réparties entre quatre grandes préoccupations de leur auteur :
- le « moi », Gide essayant de faire une analyse psychologique aussi lucide que possible de lui-même ;
- le monde : de nombreuses pages sont consacrées à des voyages, à la description de paysages, à l’observation de la nature et au jardin de Cuverville que Gide cultive soigneusement ;
- les autres : Gide relate ses conversations et ses rencontres, dresse quelques portraits, suit l’actualité politique ;
- la littérature et les arts : Gide est un lecteur très minutieux, mais il note également ses sorties au théâtres et ses découvertes musicales.
Les années de jeunesse montrent un jeune homme très épris de philosophie et à la recherche de lui-même, essayant de comprendre la nature de ses états intérieurs. Ses notes rendent également compte de ses intérêts esthétiques, de ses lectures et de son travail.
Entre octobre 1894 et 1902, les entrées sont beaucoup plus rares, Gide essayant alors de se détourner de son égocentrisme. Le journal lui apparaît comme un exercice essentiellement vaniteux. Plus tard, c’est au contraire contre sa vanité que le journal sera utilisé.
À partir de 1905, ses notes constituent véritablement un journal littéraire. Gide note ses rencontres, ses conversations et ses amitiés, il détaille sa participation à la NRF et mène une intense vie sociale.
Gide prend également l’habitude de faire le récit de ses voyages.
C’est aussi une période d’exploration de son homosexualité, que Gide essaie de retranscrire en utilisant différents codes de peur d’être découvert par des regards indiscrets et surtout par sa femme Madeleine.
La période de la Première Guerre mondiale marque une rupture dans le Journal, le ton et les préoccupations de Gide se modifiant sensiblement. Il fait preuve de beaucoup de courage et d’énergie, de responsabilité et d’engagement. Il prête également une grande attention à l’actualité. Les pages de cette période constituent un témoignage de premier ordre sur le Paris des débuts de la guerre.
En 1918, le Journal témoigne d’une autre grande rupture dans la vie de Gide, au moment où Madeleine, découvrant son homosexualité, détruit les lettres qu’il lui avait adressées. Cette destruction représente un double malheur pour lui : d’une part, il subit la perte de ce qu’il considérait comme la part la plus importante de son œuvre ; d’autre part, il est désormais confronté à la froideur de sa femme alors qu’il sent plus que jamais combien il a besoin de son amour.
Au fur et à mesure qu’il vieillit, Gide multiplie les maximes et les observations de moralistes.
Un volume d’extraits du Journal a été publié séparément, en 1922, sous le titre de Numquid et tu… ? écrit entre 1916 et 1917, témoigne d’une crise spirituelle pendant laquelle Gide se rapproche momentanément de l’Église.
Des pages de 1934 également publiées à part ont marqué et scandalisé le public. Gide y fait part de sa foi totale dans le communisme.
Il revient assez rapidement de cet engagement, en 1936, avec son Retour de l’U.R.S.S. qui constitue une totale rétractation, écrite après avoir constaté la réalité du communisme en URSS.
La deuxième partie du Journal, à partir de la Seconde Guerre mondiale, est davantage tournée vers la postérité. Gide fait preuve d’une grande sérénité pendant la guerre, et malgré quelques hésitations politiques, prend soin de se tenir hors de portée de toute propagande. Il semble s’intéresser davantage à la littérature qu’à l’occupation et entreprend de relire Goethe.
Les pages de son Journal consacrées à son mariage seront publiées après sa mort sous le titre de Et nunc manet in te en 1951.
« On écrit un journal en vue d’un perfectionnement ; on s’y mire ; on s’y voit tel que parfois l’on souhaite se changer ; l’on se dit : “Tel j’étais ; tel je ne veux plus être.” Il aide certaines mauvaises pensées à devenir plus vite passées, il scrute les douteuses, il affermit les bonnes. C’est une autosuggestion consciente et préméditée. »
13 octobre 1894
« Je suis toujours reconnaissant aux circonstances, lorsqu’elles exigent de moi quelque geste que je n’eusse point fait de moi-même. »
Août 1903
« L’important pour moi, maintenant, n’est pas tant ce que je lis, que la manière dont je le lis, l’attention que j’y apporte. Il me faut, par tous les moyens, lutter contre la dislocation et l’éparpillement de la pensée. »
2 janvier 1907
« Résolutions :
Mais est-ce à quarante ans passés qu’on peut encore prendre des résolutions ? On vit sur l’habitude qu’on a prise depuis vingt ans. Savais-je ce que je faisais à vingt ans quand je prenais la résolution toute contraire de regarder partout, de me laisser par tout distraire et dissiper ?
Même mon insomnie m’apparaît comme une forme de perplexité, une difficulté de me décider à dormir. »
1913