Mémoires d'Hadrien
Mémoires d'Hadrien, Yourcenar : roman et subjectivité
Introduction :
Il n’est pas besoin de se mettre nommément en scène pour dire les méandres de sa vie intérieure. Comme l’écrivait Pierre Bergounioux « on ne fait jamais qu’intérioriser le monde extérieur » (« Dedans, dehors », Revue des sciences humaines no 263) et chaque texte dit quelque chose de son auteur. La plupart des recherches formelles des romanciers du vingtième siècle autour de l’écriture de soi tendent à vérifier ce constat. Quand Marguerite Yourcenar écrit les mémoires fictifs de l’empereur Hadrien, elle n’est pas dupe que le lecteur la cherche entre les lignes. Aussi se défend-t-elle en désignant Les Mémoires d’Hadrien comme « un ouvrage d'où [elle] tenai[t] justement à [s]'effacer ».
Ces éléments nous interrogent sur la nature complexe de la première personne dans les Mémoires d’Hadrien. Qui parle réellement à travers ce « je » ?
Dans un premier temps, nous nous demanderons comment le « je » se raconte dans ces mémoires fictifs, afin d’interroger ensuite la façon dont il se prend pour objet. Dans un dernier temps, nous montrerons comment ce jeu de miroirs incessant de la subjectivité masque un désir d’universalité.
Le « je » qui se raconte : des mémoires fictifs
Le « je » qui se raconte : des mémoires fictifs
Dans cette première partie du cours, les analyses citées de Yourcenar sur son roman sont toutes extraites des Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien ».
L’auteure du livre n’est pas l’auteur des mémoires. Marguerite Yourcenar parle de « mémoires imaginaires ».
La situation d’énonciation est dès lors ambiguë : l’auteure prête sa voix à un personnage historique qu’elle tente d’incarner au mieux, en récréant sa subjectivité.
Marguerite Yourcenar, photographie de Bernhard De Grendel ©BernhardDeGrendel
Dans Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », elle se réclame du caractère fictif de son œuvre en déclarant : « Une reconstitution du genre de celle qu'on vient de lire, c'est-à-dire faite à la première personne et mise dans la bouche de l'homme qu'il s'agissait de dépeindre, touche par certains côtés au roman. »
La démarche de l’auteure : déléguer la parole
La démarche de l’auteure : déléguer la parole
Le genre des mémoires adopte une perspective à la fois historique et littéraire pour raconter une vie considérée comme révélatrice d'une période importante de l’Histoire.
- Mémoires d’Hadrien se signale par une vérité historique, une fidélité aux faits.
Marguerite Yourcenar fait le « portrait d'une voix ». L’utilisation de la première personne est un moyen d’accéder à la vérité de cet être.
Elle l’explique elle-même : « Si j'ai choisi d'écrire ces Mémoires d'Hadrien à la première personne, c'est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi ».
Elle qualifie de « magie sympathique » ce procédé qui consiste à « se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un ».
Remarque :
L’adjectif « sympathique » peut signifier, dans certains emplois, « qui agit indirectement ».
En ce sens, la magie sympathique considère qu’il existe des équivalences symboliques entre les éléments qui nous entourent.
La Canope de la Villa Adriana (villa d’Hadrien), Tivoli ©NicolasVolmer
Cette œuvre est le fruit de trente ans de recherche. L’auteure l’a commencée en 1924 lors d'une visite de la Villa Adriana à Rome, puis abandonnée en 1929 pour ne la reprendre qu’en 1948.
Ses deux sources principales pour l'étude de la vie et du personnage d'Hadrien sont l'historien grec Dion Cassius et le chroniqueur latin Spartien.
Marguerite Yourcenar a également utilisé des œuvres authentiques d’Hadrien lui-même : des poèmes cités par les auteurs du temps, comme le poème à l'Amour et à l'Aphrodite Ouranienne, des fragments de discours ou de rapports officiels, trois lettres d'Hadrien à propos de sa vie personnelle (Lettre à Matidie, Lettre à Servianus, Lettre [adressée par l'empereur mourant] à Antonin).
L’auteure dit avoir « revivifié » les documents historiographiques. En effet, Marguerite Yourcenar recrée la subjectivité de l’empereur. Elle explore la conscience du personnage à travers l’écriture à la première personne, mais aussi en utilisant le point de vue interne, en prêtant à Hadrien des doutes et des certitudes.
Bien entendu, l’imagination de l’écrivaine sert à combler les manques.
Pour autant, elle s’efface derrière le personnage. Sa démarche est fictionnelle. Son projet est de « refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe ont fait du dehors », ressuscitant ainsi l’empereur Hadrien.
La démarche du personnage narrateur : un regard rétrospectif
La démarche du personnage narrateur : un regard rétrospectif
L’empereur est un homme qui va mourir. Il souffre d’hydropisie (insuffisance cardiaque). Malade, et libéré de ses fonctions officielles, il s’est retiré loin de Rome, dans sa villa de Tibur. « Je n'en suis pas moins arrivé à l'âge où la vie, pour chaque homme, est une défaite acceptée » écrit-il.
Buste d’Hadrien, artiste inconnu, de 117 à 118 ap. J.-C., Musei Capitolini, Rome
L’œuvre est, dès le prologue, placée sous le signe de la mort.
Le regard rétrospectif permet à l’empereur de « reparcourir sa vie », de dresser le « paysage de [s]es jours » pour en faire apparaître les moments d’apogée et de déclin. L’emploi des temps du passé et la modalité énonciative sont alors autant de moyens qui servent l’illusion de la résurgence du souvenir.
Le déclin est à la fois le point de départ et la fin de l’écriture : il constitue le sujet de la lettre écrite au présent et figure dans les premier et dernier chapitres. La composition est donc cyclique. L’empereur malade parle de ce à quoi il doit renoncer, comme le sommeil, la nage, l’équitation et l’amour.
Buste de Marc Aurèle, artiste inconnu, musée Saint-Raymond, Toulouse
Le roman est une lettre adressée par Hadrien à Marc Aurèle, son petit-fils adoptif de dix-sept ans, qui est censé lui succéder ; c’est pourquoi nous avons, dans le paragraphe précédent, évoqué le genre épistolaire.
« J'ai formé le projet de te raconter ma vie » écrit l’empereur. Marc Aurèle est régulièrement présent à travers l’emploi de la deuxième personne du singulier.
Hadrien présente à son héritier ses dernières réflexions avant de mourir et lui fait part de son expérience pour le former à la tâche qui lui reviendra. Destinataire du récit, Marc Aurèle représente le lecteur qui lit ces mémoires.
Ce choix d’énonciation est très important : la démarche d’Hadrien n’est pas solitaire puisqu’elle a un destinataire.
Le récit repose sur un pacte de sincérité. L’empereur avoue « des pensées extraordinaires, qui comptent parmi les plus secrètes de [s]a vie ».
Il reconnaît par exemple avoir frappé son amant Antinoüs et dit le regretter.
Les mémoires d’Hadrien mêlent ainsi la vie intime et la vie publique.
Raconter sa vie : portrait d’une figure historique
Raconter sa vie : portrait d’une figure historique
Hadrien préfère le travail des mémorialistes à celui des historiens car, selon lui, la subjectivité permet de mieux saisir le sens des événements.
Une « querelle » a toujours opposé historiens et mémorialistes, ces derniers s’estimant plus aptes à décrire les faits et juger les événements, précisément parce qu’ils les ont vécus. Contrairement aux historiens qui tendent au plus d’objectivité possible en se faisant les enquêteurs d’une époque passée.
Hadrien se fait son propre mémorialiste : il écrit dans l’urgence de la vérité dont il est le témoin ; urgence à la fois insufflée par la difficile construction du souvenir et l’approche imminente de sa mort.
L’empereur revient sur les expériences qui ont rythmé sa vie politique et qui l'ont conduit vers la sagesse.
Cependant, il ne livre pas que les faits publics mais parle aussi de sa vie intime.
Il ne veut pas qu’on se contente d’une « fiction » officielle à son sujet, ni d’une légende qu’il qualifie de « reflet miroitant, bizarre, fait à demi de nos actions, à demi de ce que le vulgaire pense d’elles ». Il présente son travail comme un « correctif » à cette légende existante, comme « un récit dépourvu d'idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l'expérience d'un seul homme qui est [lui]-même ».
Hadrien parcourt toute sa vie, depuis sa naissance à Italica jusqu’à son ascension puis son déclin. Les quatre parties centrales de l’œuvre constituent le récit de vie et présentent un déroulement chronologique : son ascension à la tête de l’Empire, son exercice du pouvoir et la mise en ordre de sa vie, l’apogée de son règne, puis son déclin.
Pour cela, l’étude de soi est selon lui « la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ». Ni l'observation des hommes, qui cachent leurs secrets, ni les livres « avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes » ne suffisent.
L’auteur de cette rétrospection joue de l’alternance entre présent de l’énonciation et temps du récit pour juger son parcours, tirer des leçons des faits du passé et donner un sens à sa vie.
Le « je » objet des mémoires : interroger et s’interroger pour se connaître
Le « je » objet des mémoires : interroger et s’interroger pour se connaître
Dans cet extrait de la première partie de ses mémoires, intitulée « Anima vagula blandula » (petite âme vagabonde et câline), l’empereur Hadrien tente de définir les contours de qui il est et qui il fut.
« Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple : elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec plus de justesse : bon soldat, mais point grand homme de guerre, amateur d’art, mais point cet artiste que Néron crut être à sa mort, capable de crimes, mais point chargé de crimes. Il m’arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir toute la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J’ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser. Et cependant, je ne puis pas non plus, comme un laboureur ou un portefaix vertueux, me vanter d’une existence située au centre. Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas ; je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. »
Mémoires d’Hadrien (première partie), Marguerite Yourcenar, 1951
Un portrait de soi-même
Un portrait de soi-même
Afin de se dessiner, Hadrien met en évidence la dichotomie entre celui qu’on est et celui qu’on croit être : il refuse d’être de ceux à qui « leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire ».
Il va donc prendre le contrepied de ceux-ci et de « la plupart des hommes [qui] aiment à résumer leur vie en une formule ».
Il s’essaie à un autoportrait, bâti sur ce que sont les autres et qu’il n’est pas : « c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la (l’existence) définit avec plus de justesse ».
L’anaphore « mais point » va servir à désamorcer chaque tentative de constitution du portrait. Ce contrepoids le maintient dans un perpétuel entre-deux qui lui refuse le qualificatif de grand homme ; ceux-ci étant justement caractérisés par l’« extrêm[ité] » de leurs positions.
Hadrien oscille entre affirmation et négation (deux occurrences « je ne », « je n’ ») ; en parallèle, l’emploi du verbe « glisser » (d’un extrême à l’autre) renforce l’aspect fuyant de la vie dont il tente de tracer les contours.
La marge d’erreur et la part d’oubli sont grandes dans l’écriture autobiographique. C’est un constat que fait Marguerite Yourcenar elle-même : « Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m'est plus inconnue que celle d'Hadrien. Ma propre existence, si j'avais à l'écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d'un autre ; j'aurais à m'adresser à des lettres, aux souvenirs d'autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. »
Dans Mémoires d’Hadrien l’auteure cherche pour cette raison à reproduire ce qu’ont dû être les oublis de l’empereur à travers les lacunes de son texte et la difficulté de la résurgence.
- L’écriture de vie est en partie une illusion.
À la fin de « Anima vagula blandula », Hadrien met en évidence cette part « nébuleuse » de toute vie.
Ce souvenir fuyant de l’existence se double d’une matérialité qu’on retrouve dans la suite du texte à travers la métaphore d’un paysage.
Un « je » insaisissable
Un « je » insaisissable
Cette image permet à l’empereur de représenter la diversité de son existence s’exprimant à travers les adjectifs employés pour qualifier le paysage figurant sa vie « composite », formé de « matériaux divers entassés pêle-mêle ».
Il s’improvise en Pygmalion de sa propre existence, livrant la recette de ce qui fait son identité : une base de nature, elle-même modelée par l’instinct et la culture, puis déchirée par les « éboulements du hasards » qui filent la métaphore géologique du paysage de montagne.
Notons par ailleurs que cette comparaison à une montagne annonce déjà, outre son apparente solidité, une forme de pérennité souhaitée : Hadrien veut qu’on se souvienne de lui.
La modalisation employée, à travers les « peut-être » et les autres marques du doute d’Hadrien, indique son incertitude. Yourcenar reproduit la démarche même du souvenir cheminant dans la mémoire.
- Hadrien est en train de se remémorer sa vie.
Cet effet de progression du souvenir est renforcé par l’usage de la ponctuation : les nombreuses virgules créent un rythme heurté, encouragé de longues phrases avec des propositions subordonnées qui se superposent.
- C’est que les souvenirs eux-mêmes, mais aussi les jugements des souvenirs, et la question de leur fiabilité s’empilent les uns sur les autres au sein de la démarche mémorielle.
L’étude de soi impose un effort pour « trouver un plan » à sa vie. L’allusion au « plomb » et à « l’or », censés figurer une quête existentielle, permettent d’invoquer la figure de l’alchimiste, chère à Yourcenar, et en appelle un court instant à la magie.
Cependant, cette quête se révèle inaboutie, factice, et Hadrien constate que ce plan n’est qu’« un trompe-l'œil du souvenir ». Devant le caractère obscur de toute existence, s’étudier doit passer par l’abandon des croyances et une mise à distance de soi.
La religion et le « je » comme un autre
La religion et le « je » comme un autre
Comme l’annonçait déjà l’incursion du magique dans le discours, Hadrien rentre ensuite dans des considérations théologiques (étude du religieux) à travers la mention du « présage ».
Rappelons que, dans la religion romaine, les augures étaient des prêtres chargés d’interpréter les présages naturelles (phénomènes météorologiques, vols d’oiseaux…).
Toutefois, au IIe siècle, sous le règne d’Hadrien, la religion romaine mélangée à d’autres cultes et d’autres religions, est en déclin.
L’empereur remet en doute l’existence des dieux à la fois à travers cette référence à la religion archaïque (le présage) mais aussi à travers une allusion aux croyances monothéistes du christianisme naissant.
On distingue une présence christique dans la mention d’une « personne », aux contours indéfinis, à laquelle sont expressément associés des adjectifs possessifs singuliers : « sa », « ses ». Or, ce visage incertain est brouillé « comme une image reflétée dans l’eau ».
Ce passage du récit n’est d’ailleurs pas sans rappeler la genèse de l’œuvre. Marguerite Yourcenar affirme dans ses Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien » qu’une citation de Flaubert est à l’origine de son désir d’écrire sur l’empereur.
« Les dieux n'étant plus et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. »
Extrait de la correspondance de Gustave Flaubert
C’est cet abandon du divin qui doit permettre l’émergence de l’individu.
Hadrien fait ici l’expérience de la déréliction (solitude morale par rapport au divin).
Pour autant, Hadrien choisit un nouvel angle pour se définir, passant de sujet à objet. : « me dessiner dans la mémoire des hommes » (le pronom de première personne « me » est ici COD de la phrase et non plus sujet).
Le « je » serait donc le produit de ses « actions » et la vérité émanerait de l’analyse de celles-ci.
« J'emploie ce que j'ai d'intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d'un autre » explique Hadrien plus loin dans le récit. Il poursuit en confessant la difficulté de ces deux procédés de connaissance qui demandent, « l'un une descente en soi, l'autre, une sortie hors de soi-même ». S’observer est nécessaire pour « entrer en composition avec cet individu auprès de qui [il] [sera] jusqu'au bout forcé de vivre ».
- La connaissance de soi que cherche à atteindre Hadrien passe par une mise à distance, non seulement du divin, mais aussi de lui-même.
Le recours au mythe est une autre manière de s’envisager comme un autre et de mieux se connaître. Ainsi, le mythe d’Achille et Patrocle constitue-t-il pour Hadrien une image idéalisée de son amour pour Antinoüs.
Car il faut, pour se connaître mieux, s’étudier comme un autre.
Le « je » universel : le récit d’une vie
Le « je » universel : le récit d’une vie
Dans l’ouvrage Soi comme un autre paru en 1990, le philosophe Paul Ricœur oppose à « l’identité-mêmeté » (la permanence de l’identité), « l’identité-ipséité » qui change dans le temps et qui n’existe que dans une relation à l’autre. Il en ressort que l’écriture de soi doit en passer par l’autre.
- Par conséquent, le récit de la vie d’Hadrien est aussi l’invention d’une vie, une appropriation très personnelle d’une existence.
Se connaître à travers l’autre : la théorie du contact
Se connaître à travers l’autre : la théorie du contact
L’empereur emploie à plusieurs reprises la métaphore de la navigation pour parler de ce voyage intérieur : « Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort ».
Il cherche à se « définir », se « mieux connaître avant de mourir », à se « juger » même, et ce notamment pour mieux appréhender celui qui est autre. N’oublions pas que l’empereur Hadrien a le goût de la différence et de l’ailleurs, notamment celui de l’« obscur Orient ».
Le voyage permet de percevoir les différences au sein de la nature, il est une « secousse donnée à tous les préjugés ». Aussi Hadrien étudie-t-il les mœurs des barbares au cours de ses voyages.
Dans l’Antiquité, le terme « barbare » désigne un individu qui n’appartient pas à la civilisation grecque (ou romaine) : il désigne plus largement celui qui est autre.
L’étude qu’Hadrien fait des barbares est d’autant plus approfondie qu’il souhaite évaluer l'existence humaine. Au début du roman, l’empereur explique en quoi son rapport au monde extérieur est pour lui une véritable philosophie de vie.
Il appelle ce rapport au monde extérieur la « théorie du contact ». L’idée est que la connaissance du monde ne passe pas que par la pensée philosophique pure mais se transmet, au contraire, par la rencontre avec l’autre, par l’expérience de ce qui n’est pas soi.
C’est aussi dans cet esprit qu’il se nourrit du contact avec Annius Vérus ou Plotine, qui sont partiellement des doubles de lui-même.
- Ils lui permettent, par un effet de dédoublement (sorte de magie sympathique), de se comprendre.
Hadrien constate que la volupté et les expériences mystiques permettent de s’affranchir du « moi » et de communier avec l’autre. « Toute démarche sensuelle nous place en présence de l’Autre » écrit-il. Il ajoute plus loin que la volupté est « une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l'Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n'est pas nous ».
L’universalité et l’humanisme qui se dégagent du roman de Yourcenar (1951) cherchent à renouer avec un besoin d’empathie balayé par les conflits mondiaux de la première moitié du XXe siècle.
Des questionnements qui dépassent le cadre de l’Antiquité : des vérités intemporelles
Des questionnements qui dépassent le cadre de l’Antiquité : des vérités intemporelles
Le roman Mémoires d’Hadrien confronte notre vision du monde à celle des êtres du passé afin d’en tirer une forme de sagesse humaniste. Les quelques adresses parsemant le récit permettent au lecteur de la moitié du XXe siècle de se sentir directement concerné. Comment ne pas voir une allusion aux conflits mondiaux du siècle dernier dans ces réflexions de Marguerite Yourcenar ?
« Ce IIe siècle m'intéresse parce qu'il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommes libres. En ce qui nous concerne, nous sommes peut-être déjà fort loin de ce temps-là » […] « Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l'intervalle enrichissait ces chroniques d'un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d'autres lumières, d'autres ombres »
Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », Marguerite Yourcenar, 1951
De la même manière, Hadrien qui évoque l’esclavage déclare :
« Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares ».
Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951
Si on rappelle que le contexte de publication (1951) est celui du début des Trente Glorieuses, on lira ici une critique explicite du consumérisme et du capitalisme triomphant : les travailleurs étant, dans ce contexte, des esclaves modernes.
Le « je » humain à travers le « je » d’Hadrien : une vie à valeur d’exemple
Le « je » humain à travers le « je » d’Hadrien : une vie à valeur d’exemple
Même si l’auteur se devine derrière le personnage, c’est une « grossièreté » selon Marguerite Yourcenar de prendre Hadrien pour une transposition d’elle-même. Tout au plus y a-t-il une filiation qu’elle évoque dans son autobiographie, Archives du Nord, à travers les figures de trois de ses ancêtres, passionnés déjà par l’Italie et la Grèce antiques.
Il faut comprendre qu’Hadrien est seulement pour l’auteure une figure qui la guide, dont elle partage la vision du monde. Comme l’empereur, elle aussi veut tirer profit du contact avec l’autre.
En faisant déclarer à Hadrien « tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi », Yourcenar signifie que la réflexion de l’empereur est le reflet des interrogations humaines. D’où, selon elle, la « grossièreté » de « ceux qui s'étonnent qu'on ait choisi un sujet si lointain et si étranger ».
Le roman Mémoires d’Hadrien constitue une interrogation philosophique sur l'humain, sur la condition humaine, l'autre et soi-même.
- C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’auteure ait choisi le moment où l’empereur « se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous » : celle d’un examinateur, d’un juge.
Au-delà d’Hadrien, Yourcenar cherche à mettre en évidence la démarche rétrospective de tout être humain : chaque être se heurte à son passé, à ce qu’il a vécu.
- C’est la dynamique du souvenir, qui fait notre humanité, qui interroge Yourcenar.
Conclusion :
Grâce à l’utilisation de la première personne et aux autres moyens grammaticaux offerts par le procédé de la subjectivité, Marguerite Yourcenar fait des Mémoires d’Hadrien une œuvre complexe quant au jeu qu’elle institue avec le temps, et riche de la multiplicité des points de vue qu’elle propose dans la démarche de l’écriture de soi. On y retrouve la démarche rétrospective du mémorialiste, le récit d’une vie publique : l’auteure s’efface derrière la parole de l’empereur afin de bien faire apparaître la subjectivité du personnage narrateur. Ce dernier cherche à se connaître et s’envisage avec distance, comme s’il doutait de lui-même.
Certes, il lui est impossible de se saisir dans sa totalité, cependant, le « je » d’Hadrien devient une appropriation personnelle de l’auteure, le prisme d’une rencontre avec l’autre, afin de dégager une impression de réel et des idées personnelles. L’expérience d’Hadrien se fait le reflet des interrogations humaines.