Manon Lescaut
Introduction
À bien des égards, la vie de l’Abbé Prévost est comparable à celle de son personnage, le chevalier Des Grieux, dans son plus célèbre roman : Manon Lescaut. Retenons un point commun d’envergure : l’indécision. L’auteur, comme son personnage, est voué à embrasser soit une carrière militaire, soit une carrière de religieux, dans les ordres. Mais chacun rêve d’une vie plus exaltante, consacrée à l’analyse et à l’assouvissement de leurs désirs. Le chevalier Des Grieux choisit de tout abandonner, à plusieurs reprises, pour suivre Manon. L’Abbé Prévost, même s’il deviendra un clerc important, ne renoncera jamais à sa carrière d’écrivain, et n’hésitera pas à porter d’autres casquettes : séducteur, joueur, vagabond, etc.
Nous essayerons ici de nous demander pourquoi la morale de Manon Lescaut est aussi ambiguë. En effet, la passion dévore le destin de Manon et de Des Grieux. Mais leurs actions sont-elles véritablement condamnées ? En quoi la fatalité des passions est-elle le moteur des péripéties et l’objet de l’enseignement possible de Manon Lescaut ? Pour ce faire, nous observerons d’abord la manière dont l’Abbé Prévost fabrique un récit moderne aux multiples facettes, puis nous nous interrogerons sur la façon dont la question de la passion prend toute la place dans le roman.
La plasticité d’un récit moderne
La plasticité d’un récit moderne
Le titre original du roman est L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. L’accent est porté sur le couple, alors que le titre actuel, plus court, Manon Lescaut, focalise l’attention sur l’héroïne. Pourtant, en commençant sa lecture, le lecteur s’aperçoit vite que le « je » qui prend la parole désigne surtout Des Grieux et non pas Manon. Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est bien elle qui est à l’origine des nombreuses aventures des deux protagonistes.
En fait, choisir la narration à la première personne est une tactique habile de la part de Prévost, au moins pour deux raisons. D’une part, cela nous permet d’être entièrement du côté du personnage de Des Grieux. Comme on suit l’histoire de son point de vue, on peut mieux se rendre compte à quel point son amour pour Manon est puissant, mais qu’il fait des ravages et reste incontrôlable. D’autre part, cela nous donne un portrait partial de Manon. On est contraint de l’imaginer sublime, fougueuse et spirituelle, parce que nous la voyons à travers un regard passionné, et cela malgré les mises en garde et les reproches qui peuvent être faits à son encontre à d’autres endroits du roman. Bref, cette mise à distance la rend fascinante. Néanmoins, ce n’est pas la seule originalité formelle de l’œuvre de Prévost. En fait, ce petit livre regorge d’idées pour renouveler la façon de raconter une histoire. C’est pourquoi il est possible de le voir à la fois comme un roman-mémoire, un roman libertin ou un drame romantique.
Partial :
Adjectif qui sert à désigner une personne qui prend ouvertement parti pour ou contre quelqu’un ou quelque chose, sans se soucier de l’objectivité.
Un roman-mémoire
Un roman-mémoire
Portrait d’Antoine-François Prévost par Georg Friedrich Schmidt, 1745
La catégorie « roman-mémoire » ne forme pas véritablement un genre littéraire à part entière. On a souvent l’habitude de désigner Manon Lescaut avec ce terme parce que cette histoire apparaît dans le cycle des sept volumes des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, que Prévost compose entre 1728 et 1731. Ce sont des Mémoires au sens où Prévost raconte, sur un temps assez long, des événements auxquels il a participé. Ces textes ont donc une valeur biographique et historique indéniable.
Mémoires :
En littérature, les Mémoires sont une catégorie de l’autobiographie. L’auteur y fait le récit de sa vie en montrant que celle-ci éclaire un moment historique important.
Manon Lescaut ne ressemble pas aux autres volumes parce que Prévost n’y raconte pas directement sa vie.
Certes, comme on l’a déjà dit, beaucoup des choses vues et vécues par Des Grieux l’ont été aussi par Prévost. Cependant, la fiction crée une distance avec la vie réelle. En effet, tout s’enchaîne très vite, on peut avoir l’impression qu’un catalogue de vices est déroulé sous nos yeux. De plus, Prévost ne s’est jamais rendu en Louisiane, à l’opposé de son personnage. Ces exemples montrent que le récit n’est pas absolument réaliste. Dès lors, c’est l’opinion que certains personnages se font de la société qui ressemble, peut-être, à celle de Prévost.
Costume de Des Grieux pour l’acte II de l’opéra Manon Lescaut en Italie, 1893
Un roman libertin
Un roman libertin
Si Manon Lescaut ne raconte pas exactement la vie de son auteur, il n’en est pas moins vrai que c’est une source d’un très grand intérêt pour qui veut savoir comment vivaient les bourgeois et les nobles au début du règne de Louis XV. L’action se déroule au début du XVIIIe siècle, sous l’Ancien Régime.
Or, il existe une réputation (un peu exagérée, il faut le reconnaître) qui court au sujet de la période de la Régence, la période qui précède l’accession au trône de Louis XV, et le début de son règne. Cette rumeur consiste à dire que la période était à la débauche et à la frivolité. Les hautes sphères du pouvoir seraient moins occupées à réformer le pays qu’à prendre soin d’eux-mêmes, à s’enrichir ou à s’adonner à de nombreux plaisirs.
Ancien Régime :
Période historique dominée par un gouvernement monarchique. Elle débute au XVIe siècle et prend fin au moment de la Révolution française, en 1789.
Dans la mesure où Manon cherche à guider sa vie pour satisfaire ses moindres désirs et parce que Des Grieux la suit, n’hésitant pas à mentir, à trahir et à voler à ses côtés, il est possible d’affirmer qu’ils ont un tempérament individualiste. C’est pourquoi ils sont par moment égoïstes et ne se sentent concernés que par ce qui les amuse. Manon et Des Grieux forment un couple libertin dans le sens où leur amour-propre et l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre ont l’air de les exclure de la société. En effet, une définition un peu rapide du libertinage consiste à affirmer que le libertin c’est celui qui s’adonne aux plaisirs de la chair et qui a des mœurs libérées.
En même temps qu’il découvre l’amour en découvrant Manon, Des Grieux découvre aussi le désir sexuel :
« Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. »
En réalité, la chose est plus subtile. Le libertin est surtout un individu qui revendique sa liberté de penser par soi-même, sans être guidé par un dogme ou par une philosophie contraignante. C’est bien souvent un intellectuel, qui revendique son athéisme et son goût de l’aventure, et qui n’hésite pas à remettre en cause les convenances ou les habitudes sociales qu’il juge dépassées ou injustes.
Si on accepte cette définition complexe du libertinage, on peut reconnaître dans Manon Lescaut un roman libertin. En effet, on y retrouve une discrète apologie des plaisirs, en même temps qu’un encouragement à vivre sa vie selon ses propres lignes de conduite, et cela à une époque de remise en cause des règles établies. C’est certainement ce qui vaudra à l’ouvrage d’être censuré à plusieurs reprises !
Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1774-1778
Un drame romantique
Un drame romantique
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Manon Lescaut a une dimension tout à fait romantique. Certes, Manon et Des Grieux sont amoureux, mais on pourrait être tenté de dire que la multitude de leurs pérégrinations et la variété de leurs méfaits rangent plutôt leur histoire du côté du roman d’aventures : ils parcourent le monde, croisent un nombre incalculable de personnages, et c’est tout le destin de Manon qui est raconté en moins de 200 pages. Pourtant, certains aspects du texte relèvent du romantisme littéraire avec un siècle d’avance.
Il ne faut pas confondre le « Romantisme » qui désigne un mouvement littéraire complexe du début du dix-neuvième siècle, et le « romantisme » qui désigne une tendance à la sentimentalité de certaines personnes ou de certaines œuvres d’art.
La façon dont Prévost loue la beauté de la nature, exalte la passion amoureuse et valorise l’individu est très proche des caractéristiques du romantisme, qui n’existe pas encore. À coup sûr, c’est ce qui assure le succès de son ouvrage. Les écrivains romantiques du dix-neuvième siècle reconnaîtront chez lui un prédécesseur de renom, et le cinéma s’emparera de l’histoire de Manon à travers des dizaines de films.
Au dix-huitième siècle déjà,Montesquieu expliquait que, selon lui, le succès de Manon était lié à la place exceptionnelle que le livre accorde à l’amour :
« J’ai lu le 6 avril 1734, Manon Lescaut, roman composé par le P. Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l’héroïne une catin qui est menée à la Salpêtrière, plaise, parce que toutes actions du héros, le chevalier Des Grieux, ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. »
Pensées et fragments inédits
Affiche italienne d’une adaptation cinématographique de Manon Lescaut datant de 1940
Manon Lescaut est un roman très moderne parce qu’il manie des registres et des genres littéraires différents. L’histoire d’amour des deux héros est un prétexte pour divertir le lecteur, pour rendre compte du mode de vie de différentes classes sociales, mais aussi pour dévoiler ce à quoi pouvait ressembler la vie et les pensées de Prévost autour de 1731.
La passion avant tout
La passion avant tout
L’amour est la seule excuse que se trouvent Des Grieux et Manon pour transgresser les règles et les lois. Tout porte à croire qu’ils sont portés par une force invisible qui les pousse à agir comme ils le font. Ainsi l’amour, même réciproque, n’apparaît pas nécessairement comme une source de bonheur. Prévost affirme, peut-être pour se protéger des censeurs, qu’il a voulu donner « un exemple terrible de la force des passions ». C’est sous cet angle de l’exemplarité, douteuse, que peut être envisagé Manon Lescaut.
Exemplarité :
Caractère de toute chose qui peut servir d’exemple.
Avancer de crise en crise
Avancer de crise en crise
Y a-t-il quelque chose de malsain à aimer suivre les arnaques, coucheries, meurtres, etc., provoqués par Des Grieux et Manon ? Ou au contraire, Prévost s’efforce-t-il de raconter ces péripéties pour effrayer sincèrement son lecteur ?
Quoi qu’il en soit, un paradoxe saute aux yeux : à plusieurs reprises, Des Grieux abandonne sa vie et tout ce qu’il possède pour rejoindre Manon, alors qu’elle le trompe à chaque fois, ou se laisse séduire par un homme plus riche. Par ailleurs, s’il se résout à la suivre au bout du monde, c’est pour mieux la perdre : Manon meurt dans le désert. Ce comportement curieux de Des Grieux, qui s’attache à celle qui ne fait que fuir, est un miroir de l’attitude du lecteur. Quand le premier ne peut pas résister à la passion qui le dévore, l’autre ne peut pas s’empêcher de vouloir connaître la suite des aventures condamnables des deux héros.
Paradoxe :
Affirmation ou proposition qui se contredit elle-même, ou qui met en lumière l’opposé d’une certitude.
Manon Lescaut, page de titre, 1753
L’intrigue fait pourtant en sorte de mettre en évidence des voix dissonantes, qui cherchent à montrer à Des Grieux qu’il n’est pas dans le droit chemin ou qu’il est perpétuellement malchanceux. Le père du chevalier va jusqu’à affirmer : « Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes. » Ses quatre vérités sont donc dites à Des Grieux, mais cela ne change rien, car il ne court pas derrière une vraie femme, mais derrière l’idée de l’amour.
Il est vrai que Manon peut être vue comme un archétype de la femme fatale. Nous ne savons presque rien d’elle. Elle n’a pas de véritable personnalité. Que sait-on de son caractère, sinon qu’elle est volage et inconstante ? Manon n’est pas juste « Manon », elle incarne le mythe de la femme qui ensorcelle. Dès lors, pour que personne ne soit indifférent au couple qu’il met en scène, Prévost se contente de donner des indications vagues, mais flatteuses, sur eux. Chacun peut se faire sa propre image des deux protagonistes : lui est bien né et intelligent, elle est belle et futée.
Archétype :
Symbole universel, compréhensible par tous, mis en relief dans les mythes, les légendes, les contes, les rituels, etc.
Il est cocasse de remarquer que ce ne sont pas seulement les autres qui font la morale à Des Grieux. Lui-même reconnaît sa faiblesse, sa sensibilité, et les erreurs de sa conduite. Le dernier paragraphe du livre est habité par son sentiment de culpabilité :
« J’écrivis à ma famille en arrivant. J’ai appris, par la réponse de mon frère aîné, la triste nouvelle de la mort de mon père, à laquelle je tremble, avec trop de raison, que mes égarements n’aient contribué. »
Quelle place pour la morale ?
Quelle place pour la morale ?
Manon Lescaut a été censuré à cause de cette ambiguïté sur cette question des passions. Prévost devra reprendre par trois fois son ouvrage, qui n’a rien d’un texte écrit par un moraliste dans sa version originale.
Moraliste :
Philosophe, ou écrivain, qui observe et analyse les comportements de ses contemporains.
Au contraire, à propos de ses Mémoires, Prévost assume de présenter des pages qui suscitent le plaisir et la réflexion tout à la fois : « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l’instruire en l’amusant. »
Avis de l’auteur aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde
Alors, où est-elle visible cette instruction des mœurs ? En plusieurs endroits, Prévost rappelle fermement que l’attitude des deux amants est inconvenante. Au début du XVIIIe siècle, le garant de la bonne morale est bien sûr la religion. Ainsi quand, au moment de mourir, Manon prend la mesure de l’intensité de la passion qui la relie à Des Grieux et qu’elle choisit de devenir vertueuse, alors son attitude correspond enfin à la morale chrétienne.
Hubert-François Gravelot, illustration de Manon Lescaut, sa mort, 1753
Mais la morale est rétablie à d’autres endroits. Par exemple, les amants sont souvent condamnés par la justice, avant sa mort Manon jure plusieurs fois sa fidélité, enfin, Des Grieux ne cesse de rappeler que c’est Manon qui le pousse à la débauche, mais qu’il n’aspire qu’à une vie saine et pleine de philosophie.
En somme, on ne peut réfléchir à cette question de la morale de l’œuvre sans garder à l’esprit que Prévost n’est pas à une contradiction près, et que ce qui l’intéresse dans la morale, c’est justement le fait qu’elle est souvent peu respectée :
« On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ; et l’on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s’éloigne dans la pratique. »
Avis de l’auteur aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde
Conclusion
Manon Lescaut est un roman traversé de contradictions, et qui reste définitivement soumis à tous les vents de l’interprétation. En voulant mettre en garde son lecteur sur les ravages d’un amour trop puissant, Prévost montre avec amusement deux vies dévorées par le vice, mais sans donner de contre-exemples vertueux. Pour preuve : une fois la mort de Manon annoncée, le livre se referme, comme si plus rien ne méritait d’être ajouté.
D’un bout à l’autre de son roman, Prévost s’appuie donc sur la nature un peu voyeuse de son lecteur pour l’inciter à le lire. En suivant les mésaventures d’un narrateur pathétique et égocentrique, on a affaire peut-être moins à une forme nouvelle de confession, basée sur la mauvaise foi et le détournement parodique, qu’à un portrait vraisemblable et tout en finesse des mœurs au début du siècle des Lumières. C’est enfin le langage précis de la passion qui donne à cette histoire une dimension tragique, profondément humaine, dans laquelle tout le monde peut se reconnaître.