Les arts contemporains : héritages et reniements
Introduction :
Au chapitre des ruptures que les créations de l’ère contemporaine ont pu entraîner, l’art est en bonne place. Dans un épisode de la série policière Columbo, l’inspecteur enquête dans une galerie d’art contemporain et, après s’être fait expliquer quelques œuvres qui le rendent sceptique, tant au niveau de leur sens qu’au niveau de leur prix, il pose une dernière question sur ce qu’il pense être une œuvre. La galeriste lui répond alors qu’il s’agit de la bouche d’aération de la galerie.
Cette scène en dit long sur la tournure que l’art prend au XXe siècle, de la Fontaine de Marcel Duchamp (1917) à Merda d’artista de Piero Manzoni (1961). On entend parfois dire, dans des expositions d’art contemporain : « mon enfant de deux ans en ferait autant ». Ou encore, dans des concerts de musique concrète et répétitive : « mon chien chante aussi bien ». Le but de l’art n’est plus de produire du beau. Est-il pour autant de produire du sens ? Ou du plaisir ? L’art n’est-il plus qu’un marché où rivalisent non plus les techniques et les talents, mais les originalités les plus surprenantes dont on pourrait se demander si elles continuent l’histoire contemporaine de l’art ou, au contraire, si elles ne viennent pas en signer la mort.
- L’art a-t-il encore une unité et un sens ?
Dada et l’absurde
Dada et l’absurde
Au XXe siècle, l’art le plus surprenant renvoie probablement à deux courants très proches : le dadaïsme et le surréalisme.
Dadaïsme :
Le dadaïsme est un mouvement littéraire et artistique du début XXe siècle dont le mot d’ordre est la remise en cause des conventions dans l’art et l’esthétique, mais aussi des contraintes idéologiques et sociopolitiques. Autrement dit, si les œuvres « dada » peuvent nous paraître absurdes, c’est-à-dire dépourvue de tout sens, c’est que l’absurde est l’un des objets majeurs de ce courant et que les moyens artistiques mis en œuvre se veulent à l’image et à la hauteur de l’objet, et donc tout aussi absurdes.
Le mouvement naît avec le Manifeste Dada de Tristan Tzara et Hugo Ball. Le document est en fait un tract, diffusé en 1915 à Berlin. Les fers de lance du dadaïsme se disent « négativistes » : ils nient le progrès historique et social, qui est une croyance naïve. Ils déclarent vouloir vivre dans l’instant présent et sur le mode de l’amusement. Ils refusent les conceptions théoriques au profit des réalisations. Pour eux, la beauté, comme objectif de l’art, est dépassée et ils contestent l’idée que les artistes doivent faire preuve de poésie, de raffinement, de bon goût et de culture.
Par exemple Hugo Ball a présenté une performance au Cabaret Voltaire, à Zurich. Il s’agit d’une représentation théâtrale expérimentale où le dadaïste se présente au public dans un costume en carton rigide et argenté représentant un phallus. La représentation traduit un esprit de négation des conventions morales et théâtrales, un esprit de dérision et de déstructuration – de réinvention – du langage par une poésie sonore scandé.
Dans les arts plastiques, Marcel Duchamp participe au mouvement avec ses ready-made (réalisations faites avec des objets ordinaires de la vie courante dont l’artiste pervertit la finalité). On retient notamment, le tout premier ready-made, Roue de bicyclette, la célèbre Fontaine mais aussi le tableau L.H.O.O.Q. qui désacralise La Joconde de Léonard de Vinci, en l’affublant d’une moustache et d’une barbiche, comme le ferait un enfant.
André Breton, entre 1924 et 1929. 16,8 × 21,7 cm, épreuve gélatino-argentique, photomaton. Déposée au Centre Pompidou - Musée national d’art moderne.
Dans un esprit très proche, le surréalisme apparaît, là encore sous l’influence d’un manifeste, le Manifeste du surréalisme d’André Breton, en 1924 à Paris.
André Breton (1896-1966) est un poète et écrivain français, initiateur et théoricien du surréalisme, qui a notamment écrit les romans Nadja et L’Amour fou.
Cet extrait du Manifeste traite d’un pratique caractéristique du mouvement, l’écriture automatique.
« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire que la distribution des nœuds sur une corde vivante. Continuez autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez sans hésiter avec une ligne claire. À la suite du mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra. »
André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
En dessin, le même procédé se nomme « cadavre exquis ». Cet extrait illustre la notion d’automatisme qui est revendiquée dans l’art surréaliste, à savoir l’usage d’un mécanisme psychique pur où une pensée se dicte elle-même sans le contrôle de la raison ni même de tout critère esthétique ou moral. En ce sens, il rompt avec la manière d’écriture habituelle, absolument consciente de ses idées et maîtresse de son style.
On comprend mieux par cette exemple majeur l’esprit du surréalisme qui, explorant tous les moyens de la création artistique (peinture, dessin, collage, musique, photographie cinéma, littérature, vêtements) met en avant les forces psychiques, notamment inconscientes (les automatismes de la pensée et les représentations des rêves). Il s’agit de se libérer des contrôles de notre raison et des préjugés. Inspiré de l’idée de l’inconscient de Freud, le surréalisme croit en une réalité supérieure de cet inconscient. Pour permettre à celui-ci de s’exprimer dans les œuvres, l’artiste fait appel à de nouvelle méthode de production, comme l’association mentale et les jeux désintéressés de l’esprit. En ce sens, il remet en cause les procédés habituels de la création.
La révolution de la musique
La révolution de la musique
Dans le domaine de la musique le compositeur Stravinsky, dès le début du XXe siècle, bouleverse également les codes de l’art.
Igor Stravinsky (1882-1971) est un compositeur, chef d’orchestre et pianiste russe (naturalisé français puis américain) ; il est l’un des compositeurs les plus influents en matière de musique contemporaine. Il a notamment composé la musique des ballets L’Oiseau de feu et Petrouchka.
Igor Stravinsky, photo de Robert Regassi, 1921
Stravinsky a aussi composé la musique du ballet Le Sacre du printemps, sous-titré « Tableaux de la Russie païenne », chorégraphié originellement par Nijinski pour les ballets russes de Diaghilev. Sa présentation au théâtre des Champs Élysées, à Paris, en 1913, a provoqué un scandale artistique, à tel point qu’on a requalifié Le Sacre du printemps en « Le massacre du printemps ». En effet, la construction du morceau rompt avec la recherche d’harmonie et de régularité qui caractérise la musique classique. Elle repose notamment sur l’utilisation d’agrégats sonores inhabituels et son rythme est d’un dynamisme totalement surprenant, inédit pour les oreilles classiques, pulsionnel, sauvage et apparemment peu régulier. Cette œuvre a eu une influence remarquable sur l’approche de la tonalité et rythme dans la musique contemporaine, notamment sur ses formes atonales (sans tonalité précise) et les formes arythmiques (sans rythme défini).
Mais outre ces aspects techniques de la musique, qui en changent l’écoute et les impressions, la révolution de Stravinsky réside surtout dans le sens même de cet art. En effet, c’est une approche traditionnelle de la musique que le compositeur remet en cause, dans cet extrait de ses mémoires Chroniques de ma vie.
« Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique, la raison d’être de celle‑ci n’est d’aucune façon conditionnée par celle‑là. Si, comme c’est presque toujours le cas, la musique parait exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réalité. C’est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme une étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence.
La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps – de ses catégories de passé et d’avenir – sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent.
Le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d’instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d’y chercher ou d’en attendre autre chose. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu’en l’identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Goethe qui le comprenait bien disait que l’architecture est une musique pétrifiée. »
Stravinsky, Chroniques de ma vie, 1935.
Tout d’abord, Stravinsky critique le rôle que l’on confère habituellement à la musique instrumentale : elle ne sert pas à exprimer quelque chose de la vie intérieure ou du monde extérieur. Ni l’imitation du réel, ni l’expression des sentiments ne sont la fonction de l’art musical. Comment, dès lors, expliquer qu’on accorde à la musique cette fonction d’expression ? En fait, la musique semble exprimer quelque chose (le printemps, la sève qui monte, l’éclosion des fleurs, les couleurs qui changent…) mais c’est, pour Stravinsky, seulement une impression illusoire, le résultat d’une « convention », l’effet d’un titre, d’une « étiquette » : nous pensons que Le Sacre du printemps exprime les éléments du printemps seulement parce que nous savons que l’œuvre s’intitule ainsi.
De plus, pour Stravinsky, la musique est la réalisation de l’instant présent. L’idée est d’autant plus innovante que l’on définit traditionnellement la musique comme art du temps et de l’écoulement du temps. Pour le compositeur, au contraire, la musique a pour effet d’arrêter – un moment – le temps qui, pour nous, dans la vie ordinaire, passe inéluctablement.
Enfin, de là, la musique sert, non à exprimer quelque chose, mais à réorganiser le monde et notamment le rapport de l’homme au temps, à construire un rythme nouveau et des harmonies qui ne sont pas nécessairement imitées de la nature ou connues de la musique classique. La musique organise ce nouveau rapport, qui peut dès lors apparaître de façon tout à fait originale, et donc possiblement choquante. Cette construction d’un nouveau temps fait de rythmes et de tonalités surprenantes est la fonction exclusive de la musique : « Il serait vain d’y chercher ou d’en attendre autre chose ». La construction musicale produit alors une « émotion », mais cette émotion est elle-même inédite, « d’un caractère tout à fait spécial ». Elle n’est en rien l’expression d’une émotion courante, déjà vécue.
- Elle est propre au morceau musical que nous sommes en train d’écouter.
Contrairement au mouvement dada dont l’intention était de choquer par son caractère irrévérencieux, l’art devenant alors le moyen du scandale, Stravinsky peut choquer sans qu’il s’agisse là d’une intention première : c’est le résultat, secondaire, d’une musique attentive à sa propre nouveauté. Le pouvoir de la musique tient donc, non dans l’imitation exacerbée de nos sentiments familiers, mais dans la découverte de nouveaux sentiments, produits par la création de nouvelles harmonies et de nouveaux rythmes.
L’art comme performance et provocation
L’art comme performance et provocation
Au chapitre des nouveautés artistiques remettant en question les conceptions traditionnelles de l’art, le XXe siècle a vu l’invention de la performance, mode d’expression qui vient rompre les frontières entre l’art et la vie courante, l’artiste et le public, ainsi que les catégories de l’art dans leurs cloisonnements.
Une performance artistique est un acte, une action, une attitude, un geste ou un comportement qu’un ou des artistes présentent devant un public. L’artiste devient un « performeur » ou « actionniste ». On parle aussi de « happening » (en anglais : ce qui arrive), c’est-à-dire d’« événement » (event). Alors que l’on associe traditionnellement l’art à la production d’œuvres, la performance est un art éphémère, qu’elle soit unique ou répétitive (mais dans ce cas, elle n’est jamais exactement la même). Elle ne laisse donc pas, après sa réalisation, une œuvre au sens propre, qui reste et pourrait être à nouveau exposée. Demeurent cependant des captations audiovisuelles et des photographies de la performance. Celui qui veut acheter une performance, en achète en réalité le film, l’enregistrement ou les photographies, ou encore, si celui-ci est écrit, son scénario. L’art performance peut mélanger différents arts, arts plastiques et arts du son.
Par exemple, l’artiste-performeur Chris Burden a marqué le monde de l’art par ses performances très provocatrices. Il réalise sa première performance, Five Day Locker Piece, en 1971 : pendant cinq jours, il s’enferme dans une boîte aux dimension suivantes : 60 cm de hauteur, 60 cm de largeur, 90 cm de profondeur. Il y demeure plié, sans boisson ni nourriture. On a interprété cette performance comme une expérience régressive et fœtale, celle d’un retour dans un placenta où le corps est volontairement mis à l’épreuve de la gestation oubliée. La même année, la guerre du Vietnam bat son plein. L’artiste dénonce alors cette guerre par sa performance Shoot qui consiste à se faire tirer dessus par un ami qui le touche au bras gauche, reproduction d’un acte banal de guerre, afin de faire prendre conscience, en le sortant de son contexte, de son horreur. La vidéo de cette performance a été recueillie notamment par le MoMa de New York. En 1974, dans Trans-Fixed, Chris Burden se fait crucifier comme le Christ sur l’arrière d’une coccinelle. Ce n’est pas tout : la voiture roule à vitesse rapide pendant plusieurs minutes dans le centre de Los Angeles. Le message ? Démystifier l’acte de sacrifice.
Oksana Chatchko, 8 mars 2009, ©xvire1969 CC BY-SA 2.0
Ces exemples soulèvent la question du lien entre performance et activisme : l’acte de performance artistique devient action politique et défense d’une cause sociale ou humaine en générale. C’est en ce sens que le mouvement des Femen est apparu, notamment sous l’influence d’Oksana Chatchko qui se définit avant tout comme une artiste, et qui met son art au service d’une cause humaine.
Oksana Chatchko a inventé les différents éléments esthétiques qui composent l’attitude des Femen dans leurs actes de contestation féministe :
- le support de leurs messages (les seins nus avec des messages peints sur le corps),
- l’icône du mouvement, à savoir le symbole (deux ronds séparés par un trait) qui représente les seins de la femme,
- la couronne de fleur dans les cheveux,
- la posture : poings levé, jambes formant un V renversé, stable, le buste fier, le regard droit et en colère.
Logo des Femen
Conclusion :
Les arts contemporains en question se situent davantage du côté du reniement de l’art classique et de son héritage. Ils posent alors la question de la définition même de l’art : si l’art ne produit pas nécessairement d’œuvre, qu’il n’est plus caractérisé par la recherche du beau, l’imitation du monde ou l’expression des sentiments, comment le distinguer de ce qui n’en est pas ? Tout peut-il devenir objet d’art ? C’est ce que suggère Marcel Duchamp avec ses ready-made : en exposant dans un musée les objets les plus banales, comme une roue de vélo ou même une pissotière, il suggère que c’est le regard du spectateur qui donne à l’objet sa dimension artistique.