L’inquiétude de Tocqueville : de la démocratie à la tyrannie ?

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Introduction :

Alexis de Tocqueville (1805-1859) est un grand théoricien de la démocratie. Il est considéré comme un penseur politique majeur aux États-Unis mais aussi en France. Il influence toujours la pensée des deux côtés de l’Atlantique.
Quelle est la portée de la réflexion de Tocqueville ?

Pour répondre à cette question, nous allons d’abord présenter Alexis de Tocqueville dans son époque. Ensuite, nous verrons comment Tocqueville définit la démocratie, quelles sont, d’après lui, les principales menaces qui pèsent sur la démocratie, mais aussi comment il propose de concilier liberté et égalité dans l’exercice démocratique.

Alexis de Tocqueville dans son époque

Son voyage en Amérique

Alexis de Tocqueville nait en 1805 dans une famille aristocratique française. Après de brillantes études de droit, il devient magistrat.

Portrait d’Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau Portrait d’Alexis de Tocqueville par Théodore Chassériau, 1850. Ce portrait date de l’époque où il est ministre des Affaires étrangères sous la Seconde République.

Avec son ami Gustave de Beaumont, il part en 1831 aux États-Unis afin d’étudier le système pénitentiaire américain, mais surtout d’observer le fonctionnement de la démocratie américaine.

« J’avoue que dans l’Amérique, j’ai voulu voir plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fut-ce que pour savoir au moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle. »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, 1835

Les principales étapes du voyage de Tocqueville en Amérique (1831-1832) Les principales étapes du voyage de Tocqueville en Amérique (1831-1832)

Ce voyage, qui dure environ 10 mois, entre avril 1831 et février 1832, leur inspire dans un premier temps une étude sur le système pénitentiaire intitulée Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application, qui paraît en 1833.
Par la suite, Tocqueville publie le premier volume de son œuvre De la démocratie en Amérique en 1835, et le second volume en 1840. L’observation de la démocratie américaine l’amène à prendre pour exemple, une démocratie qui, de son point de vue, a évité les « dérives » révolutionnaires, contrairement à la France.

Les principales étapes de sa carrière politique

De retour en France, Tocqueville mène une carrière politique.
Député depuis 1839, il est élu à l’Assemblée constituante après la révolution de février 1848. Il est alors membre de la commission chargée de rédiger la Constitution.
Il est ensuite élu à l’Assemblée législative puis devient ministre des Affaires étrangères.
Il quitte la vie politique à la suite du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en décembre 1851.
Il meurt en 1859.

Ses idées politiques

Alexis de Tocqueville a une pensée atypique et peut être considéré comme un libéral-conservateur.

  • Libéral, parce qu’il adhère au libéralisme politique, qui met l’accent sur la liberté individuelle. Ainsi, il ne peut accepter l’arrivée au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte par un coup d’État. Sur le plan économique, il est partisan du marché, et prône l’absence d’intervention de l’État dans les affaires économiques.
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Définition

Libéralisme :

Doctrine politique, apparue au XIXe siècle, en faveur de la liberté politique et économique dans l’esprit des principes de 1789.

  • Conservateur, parce qu’il est membre du parti de l’Ordre, un parti monarchiste. S’il soutient la Deuxième République, c’est pour la défendre contre les idées socialistes. Il approuve donc la répression – violente – des journées de juin 1848. Il pense, en effet que la révolution de 1848 est une trahison des principes de la révolution de 1789.

Tocqueville est-il monarchiste ou républicain ?
En fait, il est relativement indifférent au régime politique, à condition qu’il garantisse les libertés. Il a néanmoins une préférence pour la monarchie constitutionnelle, mais il est tout à fait prêt à défendre une république libérale et modérée. Si son républicanisme manque d’enthousiasme, sa position libérale est une constante qui l’amène à rejeter toute forme de radicalisme.

Alexis de Tocqueville et la démocratie

Une définition fondée sur l’égalisation des conditions et la liberté

Tocqueville définit la démocratie en s’appuyant à la fois sur la liberté et l’égalité en droit.

L’égalisation des conditions et la mobilité sociale

Selon Alexis de Tocqueville, la démocratie ne concerne pas seulement le domaine politique, c’est aussi et surtout un certain état de l’organisation sociale qui se caractérise par l’égalité des citoyens devant la loi.

Contrairement aux sociétés de castes et aux sociétés d’ordres, la démocratie suppose la disparition des différences institutionnelles entre les individus et la disparition de l’hérédité des positions.
L’égalité des conditions se manifeste essentiellement sous deux aspects : la consécration juridique de l’égalité par la loi et l’esprit d’égalité qui modifie les représentations mentales des individus se reconnaissant comme semblables.

En fait, l’égalité est plus potentielle que réelle. L’essentiel est la croyance dans la possibilité pour les pauvres de devenir riches par la mobilité sociale. L’égalité des conditions rend néanmoins envisageable la mobilité sociale.

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Définition

Mobilité sociale :

La mobilité sociale est le passage d’individus ou de groupes d’individus d’une catégorie sociale à une autre.
L’absence de mobilité sociale est caractéristique de l’Ancien Régime, où le statut social se transmettait de façon héréditaire.

La démocratie se définit donc par l’égalisation des conditions et la mobilité sociale. Il n’existe plus de relation de subordination permanente et subie entre les individus, mais des relations contractuelles, qui valent à un moment donné. Il n’existe plus de rapports affectifs entre le maître (paternalisme) et son serviteur (dévouement), mais des rapports professionnels. Ainsi, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir, ce qui n’est pas envisageable dans une société de castes ou d’ordres, puisque les positions sociales de chacun sont alors déterminées par la naissance.

Pour Tocqueville, l’égalisation des conditions est inéluctable, universelle et irréversible. Il critique alors aussi bien les réactionnaires qui refusent ce phénomène inéluctable et ont la nostalgie de l’« aristocratie » que les révolutionnaires qui veulent précipiter le changement.
Il oppose alors la démocratie française à la démocratie américaine : en France, la Révolution a accéléré le processus, ce qu’il considère comme inutile et dangereux.
Voilà comment il décrit la démocratie issue de la Révolution :

« La démocratie a été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force […]. »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, 1835

La liberté et l’individualisme

La société démocratique instaure également un régime de liberté, valeur par excellence des sociétés libérales modernes.

La liberté suppose l’absence d’autorité arbitraire : le pouvoir ne peut s’exercer que par rapport aux lois.

Enfin, à mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre dans la société démocratique un nombre croissant d’individus disposant de suffisamment de ressources pour se suffire à eux-mêmes. L’individu est libre de s’émanciper de ses attaches traditionnelles.
De cette relative autosuffisance émerge l’individualisme qui est défini par Tocqueville comme « un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se situer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »
Cela signifie que l’individualisme risque de conduire au repli sur la vie privée et se traduit donc par une mise à l’écart de la sphère publique. L’individualisme excessif apparaît alors comme une menace.

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Définition

Individualisme :

Doctrine ou attitude qui privilégie les intérêts de l’individu et pour laquelle l’intérêt individuel est considéré comme supérieur à l’intérêt général.

Les dangers de la démocratie

Un individualisme vecteur de l’affaiblissement du sens civique ?

Le premier danger identifié par Alexis de Tocqueville concerne l’excès d’individualisme : l’individualisme entraîne la perte du sens civique.

« […] Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, 1840

Cet extrait montre que les individus risquent de renoncer à leur liberté dans le domaine politique pour se consacrer à leurs affaires et à leur famille. Ainsi, Tocqueville met en garde contre le désintérêt des citoyens pour la vie politique.

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À retenir

L’intérêt général disparaît alors derrière la multiplicité des intérêts individuels.
La passion de la liberté laisse la place à celle de l’égalité dans la recherche de son confort et l’amélioration de sa condition matérielle.

Un nouveau type de despotisme propre aux sociétés démocratiques ?

Alexis de Tocqueville identifie alors deux formes de dérives despotiques possibles.

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Définition

Despotisme :

Le mot « despotisme » vient du grec despotês, qui signifie « maître ».
Il désigne une forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté est exercée par une seule personne (ou un groupe restreint de personnes) qui concentre les pouvoirs.
Le despote exerce une autorité forte, oppressive.
La monarchie absolue ou la dictature sont des exemples de despotisme.

  • Tout d’abord, il pointe du doigt un risque de despotisme étatique.

L’égalité des conditions associée au recul du lien social aboutit à la prise en charge étatique de l’organisation des affaires publiques. Davantage d’égalité nécessite un surcroît de puissance du pouvoir politique. La société démocratique produit le despotisme : le pouvoir est centralisé. L’État protecteur réduit l’autonomie des citoyens.

  • Ensuite, il souligne un risque de despotisme de la majorité.

Il s’agit en fait du conformisme qui deviendrait tyrannique, c’est-à-dire qu’il s’imposerait de manière autoritaire et absolue à la volonté des individus.

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À retenir

La liberté de pensée serait bridée par la tyrannie de la majorité.
La démocratie fait de la majorité la source de toute légitimité et il devient de plus en plus difficile de braver l’opinion commune. La minorité n’ose pas s’exprimer et l’opinion dominante se renforce encore.
On observe alors une perte de l’esprit critique et un renforcement du gouvernement de l’opinion.

Tocqueville considère que les sociétés démocratiques vont être confrontées au problème des relations entre les valeurs de liberté et d’égalité. En effet, il voit des ces dérives possibles de « despotisme démocratique » un problème d’égalité sans liberté.
Il va alors proposer des solutions pour éviter les dangers de la démocratie.

Concilier liberté et égalité pour éviter les dangers de la démocratie

Tocqueville voit la solution dans le renforcement mutuel de la liberté et de l’égalité. La coexistence de ces deux valeurs permet aux individus de s’associer librement.
Il préconise alors trois moyens pour permettre à la démocratie de s’épanouir.

Les associations

D’après lui, les associations constituent des contre-pouvoirs efficaces au pouvoir central.

Remarque : Ici, on parle d’« association » dans un sens large. Ça peut donc aussi avoir le sens de « lobby », de groupe de pression, de syndicat ou de corporation par exemple, en plus de l’association au sens formel.

Par la création d’institutions proches des individus, capables de répondre à leurs enjeux spécifiques, tels les syndicats de métiers ou les associations locales, les agents sociaux peuvent s’intéresser à la vie en société et participer à la prise de décision.

De plus, l’association est le moyen pouvant le mieux répondre aux besoins d’assistance des personnes démunies et donc permettant de prévenir la croissance des inégalités sociales dans les sociétés industrielles.

Enfin, l’association permet de montrer à chaque citoyen son inscription sociale. Il comprend mieux alors que sa liberté individuelle dépend aussi de la cohésion sociale de la société dans laquelle il vit.
Il s’agit pour le citoyen d’exercer une « liberté politique », participative, impliquant un degré minimal de sacrifice individuel, et qui trouve dans l’association un lieu d’expression parfaitement adapté.

L’association reste essentiellement requise pour le lien moral qu’elle permet d’instituer entre les citoyens des sociétés démocratiques eux-mêmes, mais aussi entre ces derniers et les gouvernants. Le développement des associations permettrait donc de compenser les effets politiques des inégalités sociales. Les inégalités sociales, inévitables selon Tocqueville, apparaissent compatibles avec l’idéal de l’égalité des conditions de l’État démocratique. Mais organisés en associations, même les plus démunis ou les plus défavorisés gardent une marge de manœuvre face à l’État tout-puissant.

Le fédéralisme

La deuxième solution est le fédéralisme.
Tocqueville est favorable au fédéralisme américain en opposition au centralisme français. D’après lui, la centralisation renforce le pouvoir de l’État et est donc un danger pour la démocratie. Il est donc favorable à une combinaison entre centralisation gouvernementale et décentralisation administrative : maintenir l’ordre et la sécurité tout en favorisant la liberté.

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Rappel

Le fédéralisme entraîne un partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des États fédérés.
C’est le cas de la Suisse qui est une fédération de cantons et des États-Unis composés de 50 États.

Mais Tocqueville n’imagine pas une généralisation du système fédéral. Il affirme les vertus du système fédéral tout en se refusant à le prescrire, à anticiper son apparition ou même à le considérer comme une possibilité lointaine ailleurs qu’aux États-Unis et en Suisse.

La religion

L’autre solution pour Tocqueville est la religion qui est, aux États-Unis, un puissant facteur de cohésion sociale. En créant du lien social, le facteur religieux permet de lutter contre le matérialisme des sociétés démocratiques.

Pour lui, la religion adaptée à la démocratie ne doit pas exiger trop de contraintes liturgiques (règles des cérémonies, des prières, du culte) qui empiéteraient sur la liberté individuelle.
Dans la démocratie, la religion a perdu sa puissance organisatrice mais elle demeure une puissance de stabilisation en montrant à chacun qu’il ne doit pas se contenter de l’accumulation de biens matériels.
Tocqueville s’appuie sur l’importance de la religion dans la société américaine. Sa conception est antimatérialiste et explique la critique qu’il prononce à l’encontre des doctrines socialistes leur reprochant leur trop grande attention portée aux « passions matérielles de l’homme ».
Il envisage le besoin de religion mais n’imagine pas du tout la montée de l’extrémisme religieux en démocratie.

Conclusion :

La démarche comparative de Tocqueville entre la France et les États-Unis se poursuit dans un deuxième ouvrage majeur, L’Ancien régime et la Révolution, publié en 1856, dans lequel, à contre-courant des analyses de ses contemporains, il affirme que la Révolution française n’est pas une rupture historique mais une accélération de processus déjà en marche, comme l’égalisation des conditions au profit de l’égalité, et la centralisation du pouvoir aux dépens de la liberté. Il dénonce alors une tendance française au despotisme.
Les intuitions de Tocqueville sont multiples et nous amènent aussi à réfléchir au fonctionnement de la démocratie contemporaine. Il annonce ce que l’on a nommé la « moyennisation » de la société, ainsi que la naissance de la société salariale, basée sur la contractualisation des rapports de travail. Il dénonce le poids excessif de l’opinion publique dans la démocratie, il inspire les néo-libéraux qui rejettent l’État-providence, il s’inquiète du délitement du lien social, problème qui fait écho à certaines réalités des sociétés contemporaines.